On la dit-femme, on la diffâme.


J.Lacan - Encore


La voie royale


Les premières minutes d’Inland Empire met en place toute la machinerie psychique. Une jeune femme, clairement désorientée, regarde la télévision dans une chambre d’hôtel où un homme quelconque vient de la laisser. L’écran montre des images d’Inland Empire, images qui surviendront quelques minutes plus tard. Déjà, on sent bien que le déroulement d’Inland Empire sera tortueux. La présence du court-métrage « Rabbits » confirme l’aspect déconstruit du film. Dans « Rabbits », Lynch filme des lapins humanoïdes sur la scène d’un théâtre, déclamant des répliques de sitcom (rire du public compris). Or Lynch applique un traitement digne du cut-up aux répliques et aux rires. Ainsi le dialogue ne possède aucun sens, bien qu’il semble en avoir un. Tout cela produit un effet très « inquiétante étrangeté ». Le processus d’association d’idée va plus loin, puisque qu’un de ces lapins se transforme par l’effet de techniques psychédéliques en une sorte de mafieux polonais. Un dialogue s’ensuit, parlant d’entrée, de trouver un accès. D’un accès pour quoi, cela nous ne le saurons jamais. Pourquoi pas Inland Empire lui-même ? Toutefois ce que nous disent les procédés de Lynch, c’est précisément que ce film explore un territoire ; territoire qui ne peut pas se dire clairement. Le propos sera toujours à côté, décalé. Les éléments sont là, mais dans le désordre (et il n’est pas sur que nous pourrions retrouver un ordre originel). En s’avançant, on pourrait dire que nous trouvons dans un rêve : le rêve se réalise toujours avec des éléments vécu, mais quand au sens de ce dernier, c’est une toute autre paire de manche.


Narration morcelée


Le sens, c’est précisément le grand mystère avec Lynch (et ce depuis longtemps). Toutefois cela ne veut pas dire qu’Inland Empire tombe sous le non-sens, mais que le sens opère en tant que mystère. La figure de la voisine de l’actrice est un bon témoin. Sorte de Cassandre moderne, elle raconte une histoire forgée dans la poésie bizarre de Twin Peaks et une prophétie parlant de meurtre. On se rendra compte que la prophétie se réalisera, et ce à tout les niveaux de narrations (Inland Empire parle de la vie des acteurs, du tournage d’un film et du film en question). Le spectateur, découvrant ce discours, pourra difficilement le percevoir comme crédible. C’est précisément en regardant au moins une seconde fois Inland Empire que cela prend sens. Il faut pouvoir s’extraire du film, se dégager du parfum de mystère dans lequel il baigne pour tenter de le saisir. Car Inland Empire, en tant que tel, ne mène nulle part.


Prenons l’intrigue policière. Des rumeurs a propos d’un meurtre survenu durant le tournage d’un remake courent. Cette rumeur est quasi-confirmée devant les acteurs du remake (le remake du remake donc). Et puis l’actrice principale – dont nous avons l’impression qu’elle confond de plus en plus le film et la réalité – disparaît en le film. Notons que cette « fusion » de l’actrice et du film avait eu lieu au moment où les rumeurs étaient présentées. Les bruits de pas, le claquement de porte que nous entendions n’avait pas d’auteur dans cette scène première. Ce n’est qu’après une vingtaine de minutes que nous pouvons poser un visage sur ces bruits. Il s’agissait déjà d’une femme, et la voisine-cassandre nous l’avait déjà indiqué. Cette intrigue qui semblait être le cœur tangible d’Inland Empire se voit refermée sur elle-même. Une impasse, encore. Ce qui restera de cet aspect policier, sera une simple phrase, hors-contexte : « Mais ce ne sont que des histoires. Hollywood en est plein ». Phrase visant à rassurer quant à cette histoire de meurtre. Phrase qualifiant aussi la production d’Hollywood. Il est assez évident que Inland Empire, par ces choix narratifs, se place de l’autre côté de la marque de fabrique. Et dénonce, bien entendu, cette narration enchantée. La scène de l’interview télévisée où chaque bruitage sonne affreusement faux, où les questions sont aussi obscènes que le ton de la présentatrice est doucereux témoignent de cela. D’autant que l’émission de télévision est tout aussi violente et explicite, voire plus que les avertissements fait à l’acteur concernant son attitude envers l’actrice (cette dernière est entièrement prise dans la volonté de son mari). Le faux d’Hollywood renseigne plus que les avertissements sincères des amis.


Une logique prévaut


Si la narration est déconstruite, si l’artificiel triomphe à ce point (après tout, le film qui est réalisé est un remake d’un remake), il ne faut pas faire confiance à Inland Empire, d’autant plus si on est enclin à penser qu’un dénouement apportera une quelconque lumière. L’introduction d’un référentiel psychanalytique dans la filmographie est toujours tentante, quoique qu’un peu totalisante. En effet il devient facile de tout interpréter en fonction de ce référentiel, et on ne fait qu’une bouchée du film, effaçant ainsi toutes les nuances. Toujours est-il que cela peut éclairer, a minima la logique du film. D’ailleurs, on peut remarquer que les scènes où le personnage de Nikki Grace raconte son histoire, tout cela fait penser à un dispositif analytique (auditeur attentif mais silencieux, une seule question mais précise).


Quand Lacan aborde La lettre volée de Poe, il insiste – entre autres – sur le caractère virtuel de la lettre. Résumons rapidement les enjeux de la nouvelle de Poe : Une reine cherche à cacher à un roi l’existence d’une lettre (nous ne savons pas de quoi il est question dans cette lettre). Or l’un des ministres du roi s’aperçoit du comportement et arrive à subtiliser la lettre. La reine se rendant compte de la disparition de la lettre demande l’aide de la police afin de la récupérer. Le ministre, dans l’optique de ne pas éveiller de soupçon, place la lettre volée en évidence sur son bureau. Les policiers se laissent avoir par le stratagème du ministre. Seul Dupin, un enquêteur un peu plus finaud, arrive à retrouver la lettre volée. Nous avons donc deux séries : Roi – Reine – Ministre et Policiers – Ministre – Dupin. Dans chaque série, nous avons des individus trompés, un personnage manipulateur et un personnage qui découvre la manipulation. Et ce qui ordonne ces rôles, c’est la lettre.


Pourquoi ? En premier lieu son caractère virtuel. Deleuze, dans Différence et répétition, résume cela :



Lacan montre que les objets réels en vertu du principe de réalité sont soumis à la loi d’être ou de ne pas être quelque part, mais que l’objet virtuel au contraire a pour propriété d’être et de ne pas être là où il est, où qu’il aille.



La lettre est sans contenu, jamais les personnages ne l’ouvrent pour savoir ce qu’elle contient, mais elle ne cesse de se déplacer, elle obsède la narration, mais elle lui échappe. Tout tourne autour d’elle, or aucune révélation ne viendra d’elle. Elle ordonne les deux séries, donne des rôles aux personnages (rôle qui ne tient pas à eux, mais qui sont déterminé par cet objet virtuel). Elle est en tant que forme, mais elle n’est pas en tant que contenu (l’écrit ne sera jamais révélé, et Lacan, en ce sens fait référence au fameux a letter, a litter joycien).


Cela n’est pas sans effet sur les sujets. Ainsi Lacan écrit : « Ce n’est pas seulement le sujet, mais les sujets pris dans leur intersubjectivité qui prennent la file… Le déplacement du signifiant détermine les sujets dans leurs actes, dans leur destin, dans leurs refus, dans leurs aveuglements, dans leurs succès et dans leurs sorts, nonobstant leurs dons innés et leurs acquis social, sans égard pour le caractère ou le sexe… ». Et Deleuze de commenter : « Ainsi se définit un inconscient intersubjectif qui ne se réduit ni à un inconscient individuel ni à un inconscient collectif, et par rapport auquel on ne peut plus assigner une série comme originelle et l’autre comme dérivée. ».


L’aspect virtuel de la lettre impose une logique aux sujets, logique qui évacue toute idée d’origine. Il n’y pas de scène primitive à retrouver, pas de vérité originelle qui expliquerait un comportement, une pensée. Tout n’est qu’effet intersubjectif. Les relations se réalisent par analogie, au mépris d’un souci chronologique. Lynch, dans sa filmographie, présente souvent des lieux qui possèdent une fonction de personnage (Twin Peaks, Mulholland Drive etc…). Ici le foyer familial semble être ce lieu-personnage. Toutefois il semble extensible à l’infini : certaines portes s’ouvrent sur du néant, les fenêtres communiquent sur des rues enneigées, ce même foyer existe en Pologne. La logique virtuelle travaille complètement ce lieu. L’analogie se retrouve dans la mise en abyme, utilisée de nombreuses fois dans Inland Empire. Et toutes les histoires qui nous sont présentés (que ce soit celle du film, de l’actrice tenant le rôle principal, de prostituées) présente des femmes abusées par leur mari ou une société masculine.


La vérité de cette oppression ne sera jamais entièrement dite (tout du moins cette oppression sera conjurée par un baiser dans la lumière). Inland Empire ne peut avoir d’origine, mais ne peut tenir un discours total sur lui-même. Comme pouvait le dire Lacan, une fois de plus :



Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel - Télévision



Quelques fois, des nominations des actes infamants sont réalisées, mais cela ne suffit pas à se saisir du trauma. Il faudra passer dans l’intersubjectivité, dans l’hallucination, il faudra crever la toile du film pour tenter d’approcher quelque chose de cette vérité, ainsi cette magnifique scène finale entre la rédemption christique et la compréhension fraternelle. Toujours est-il qu’elle se découvre dans un silence lumineux. Il faut cette lumière pour dissiper un autre discours, masculins cette fois-ci. Un discours qui nomme la femme dans ce qu’elle devrait être et devrait désirer, un discours qui la dit femme.


Alors Inland Empire un film réel, car il rompt avec une narration impropre à restituer une logique subjective? Réel, en partie, car il laisse une place pour ce qui ne peut se nommer. Le reste est fait de rêves, d’idées et de processus, qui eux se laissent admirer pour celui qui veut bien le faire.

Heliogabale
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le 6 févr. 2018

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