« 1961, Gaslight Cafe », nous dit la didascalie qui apparaît à l’écran. L’histoire se déroule en hiver à New-York, dans les merveilleuses années soixante. Llewyn, un jeune chanteur de Folk, cherche désespérément à percer dans la jungle féroce qu’est le monde de la musique. Pour atteindre son but, il se lancera dans un long voyage qui le mènera jusqu’à Chicago et qui lui fera rencontrer toutes sortes de personnes plus ou moins recommandables. Un looser terriblement seul et inadapté au monde qui l’entoure.



What’s your name again ?



Je vous le disais plus haut, les Coen s’intéressent tout particulièrement aux noms dans leurs films. Ils assignent à leurs héros des prénoms qui disent quelque chose de leur personnalité, de leur situation ou de leur destin. Intéressons-nous au prénom de notre protagoniste. Il le souligne de nombreuses fois, « c’est gallois ». Sauf que non. Le prénom gallois auquel il fait référence est « Llewelyn » … qui n’est autre que le personnage principal d’un autre de leurs longs-métrages, No country for old man, poursuivi par un tueur en série qui se prend pour l’instrument du destin. Par le prénom qu’il porte, Llewyn est condamné d’office à être poursuivi par un fatum défavorable qui le fera suer eau et sang sans qu’il ne puisse jamais rejoindre l’objectif qu’il convoite. Il rencontre sur sa route le chat de ses voisins, les Gorfein, qui lui aussi porte un prénom des plus emblématiques : Ulysse. Comme le héros grec, il entraînera Llewyn dans une odyssée qui fera évoluer le musicien sur bien des aspects et qui le forcera à faire preuve d’introspection pour mieux comprendre son destin fâcheux, comme une odyssée interne. D’autre part, bien que ce chat n’ait pas un nom banal, pour une obscure raison, Llewyn ne parvient pas à s’en souvenir. Il essaie, il redemande à plusieurs reprises qu’on le lui répète – What’s your name again ? – mais rien n’y fait. Chargé de s’en occuper pendant l’absence de ses propriétaires, il le perd mais finit par le retrouver… ou du moins c’est ce qu’il croit ; car lorsqu’il le rapporte à Mme Gorfein, quelle n’est pas sa surprise quand il découvre que c’est une femelle ! Ainsi, ce chat n’est reconnu ni par Llewyn, ni par le spectateur, qui ne distingue évidemment pas la différence entre les divers chats qui se succèdent. Il est comme un double du jeune homme. Celui-ci n’a pas d’identité propre. Les producteurs ne le connaissent pas, le monde de la musique ne le reconnaît pas et son nom n’existe même pas. Une femme chargée de prendre son message pour les Gorfein au téléphone illustre ce phénomène dans ce formidable échange de répliques :



« - Tell them that Llewyn has the cat.
- Okay… so… “Llewyn is the cat”.
- NO. Llewyn has the cat. »



Il est donc nié jusque dans son appartenance au genre humain et n’est, en quelque sorte, personne. Ne remarquez-vous rien ? C’est bien sûr Ulysse qui se nomme « Personne » dans la légende pour échapper au Cyclope et à ses sbires, une ruse qui ne réussit malheureusement pas à notre héros puisque son inexorable sort ne le laisse pas en repos.



Fare thee well



Ce film, dès la première chanson, Hang me, se veut un film sur l’au revoir. Llewyn doit faire son deuil de plusieurs aspects de sa vie. Son partenaire de chant, Mike, s’est suicidé. Avec lui sont parties en fumée toutes les années de modeste succès, de chansons et de reconnaissance qu’ils ont traversées ensemble. Son nom s’efface dans un coup de vent et on ne le voit plus. Sa perte est inscrite dans la chanson qu’ils chantaient ensemble, Dink’s song, qui est un adieu de quelqu’un qui reste à quelqu’un qui ne reviendra pas. C’est donc tout d’abord sa réussite en même temps que son ami qu’il doit pleurer. Ensuite, il chante de la folk et comme il le souligne, « it’s never new and never gets old… so it’s a folk song ». La folk est en déclin et c’est le rock qui prend doucement sa place, comme l’illustre le tube qui est produit dans le film, Please Mr Kennedy, rythme endiablé et sujet d’actualité, tandis que sa chanson à lui, Queen Jane, sujet d’un autre temps et calme paisible, ne parvient pas à passer la porte du Gate of Horn, mythique maison de disques qui a produit les plus grands. Doit-il, pour avancer, se séparer de ce passé musical et avancer sur une route où la folk n’a plus voix au chapitre ? Pas si sûr. En effet, la chanson qui clôt le film est une chanson de Bob Dylan, chantée par lui-même, symbole de ce genre qui ne se démode pas. Son titre est on-ne-peut-plus significatif : Farewell, un adieu de quelqu’un qui s’en va pour ne jamais revenir. La caméra s’éloigne de Llewyn. Il dit au revoir à son milieu, à sa carrière, peut-être, à Mike, on aimerait le penser. La dernière image du film est un plan rapproché du jeune musicien qui dit en français, d’un air désabusé « au revoir ». Le noir tombe et la voix de Dylan retentit pour le refrain de sa chanson « So it’s fare thee well, my own true love / We’ll meet another day, another time / It ain't the leavin' / That's a-grievin' me / But my true love who's bound to stay behind ». Détail curieux pourtant, nous sommes en 1961 et cette chanson ne sera chantée qu’en 1963… un anachronisme chez ces professionnels des reconstitutions ? Difficile de le supposer. Je pense plutôt à une prolepse qui annoncerait le renouveau, la renaissance de la folk, mais sans Llewyn, qui est « condamné à rester derrière » et qui ratera éternellement le train de la bonne fortune.


Ce film, construit comme une boucle, un cycle infernal qui enfermerait Llewyn dans un piège du destin, est à mi-chemin entre le rêve et la réalité. Ce n’est pas pour rien que parmi toutes les maisons de production de l’époque, le studio qui retient l’attention des Coen est le Gate of Horn, « la porte de corne ». Dans L’Odyssée, Pénélope mentionne les deux fameuses portes qui laissent passer les rêves : la porte d’ivoire et la porte de corne. Si la première ne nous fait voir que « tromperies, simple ivraie de paroles », la deuxième, au contraire, suggère « le succès du mortel qui les voit » . Ainsi, on ne sait pas vraiment si l’on a eu affaire aux divagations hallucinées d’un ivrogne qui ressasse l’amertume de sa décadence ou si l’histoire, le voyage, les rencontres ont bien eu lieu. Au final, ce n’est pas ce qui nous intéresse de manière primordiale et définitive. Il faut prendre ce film pour ce qu’il est, un tendre et noble hommage au personnage du looser, à qui l’on souhaite sincèrement de trouver un jour sa place.


http://www.reelgeneve.ch/christmas-card-from-a-hooker-of-minneapolis/

Mitsuba
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le 20 janv. 2018

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