Ce qui est bien avec les frères Coen, c'est qu'on ne sait jamais à quoi s'attendre. Ce qui est moins bien, c'est qu'à force de ne jamais savoir à quoi s'attendre, on finit par s'attendre à ne pas savoir à quoi s'attendre, et que quand on a finalement ce à quoi on s'attendait, c'est-à-dire ce à quoi on ne s'attendait pas (vous suivez ?), on regrette de ne finalement pas être surpris... Comment exprimer sa déception, relative mais réelle ? Inside Llewyn Davis est à la fois original dans la forme et ultra-prévisible dans le fond. C'est comme si l'ensemble du film était noyé sous un énorme label « Coen brothers » occupant les trois quarts de l'écran. Discours ambigü ? Check. Humour triste ? Check. Personnages lessivés par la vie ? Check. Fin en eau de boudin ? Check. Sensation de ne pas réussir à dégager un message, d'être face à une œuvre élégante mais indécryptable ? Check. Presque tout est là, jusque dans certains affects récemment développés par les deux cinéastes, à savoir cette tendance à laisser dominer la mélancolie, à être finalement plus sinistre que drôle, sans que ni le sinistre, ni le drôle, ne se déploient tout à fait dans leurs espaces d'expression respectifs. Quelque part on peut dire que les frères Coen ont réussi leur coup : le film est à l'image de son héros, hésitant, taciturne, hostile à aller au fond des choses. Il est légèrement mou, en fait, se raccrochant à un aspect contemplatif auquel il a la faiblesse de faire confiance la plupart du temps.
À l'intérieur de Llewyn Davis, c'est joli, mais c'est mou. Llewyn est un battant, un homme propulsé par ses idéaux, par son amour de la musique. Il ne fait aucune concession, aucun compromis : pour lui, c'est la musique, ou rien. Mais il se traîne. D'une scène à l'autre, d'un dialogue à l'autre, d'un paysage morne et froid à un autre paysage morne et froid. Il est passionné mais léthargique, condamné à voir le monde avec des yeux toujours mi-clos d'où refuse de paraître la moindre émotion. Alors oui, on pourra dire que c'est fait exprès, que c'est même le propos du film. L'intériorisation des souffrances, l'indifférence face aux tracas de la vie, tout ça était déjà dans A Serious Man qui racontait la vie d'un homme brisé – par ses préceptes, par son entourage, par la société, par sa propre morale inflexible qui n'a pas cours dans un monde où la corruption et la lâcheté sont normes... À sa façon, Inside Llewyn Davis est écrasant aussi, mais il l'est moins. Les malheurs s'abattent sur le pauvre Llewyn qui demeure, stoïque, contre vents et marées. Il est drôle aussi, mais moins. Oscar Isaac a une gueule, mais son jeu, bien qu'efficace, reste peu nuancé. Il est tiède, en tout : ce film n'est ni tragique, ni grinçant, ni comique, ni même réellement émouvant. Le titre interpelle en laissant croire qu'il va montrer un personnage, ses tripes, son for intérieur. Mais il n'y a rien, pas de réelle intensité, pas de réelle plongée, pourrait-on dire pas de réel personnage, lequel est élégant, dans son jeu, dans son apparence négligée, dans la façon dont il est montré à l'écran, mais finalement creux, indéchiffrable.
Michael Stuhlbarg, le Serious Man du film éponyme, avait la qualité de bouillonner, de sembler sans arrêt à l'extrême limite d'une rupture qui ne venait jamais ; Oscaar Isaac, en incarnant un personnage finalement assez semblable, ne parvient pas à lui donner une épaisseur comparable. La faute à un scénario léger, où, effectivement, il ne se passe pas grand-chose, et qui peine à dire ses intentions derrière une certaine allure de road-movie sous somnifère. La faute, aussi, à l'appétit peut-être excessif des Coen qui rempilent pour un film à costumes malgré les pièges que le « genre » tend. Ils n'y avaient pas tout à fait échappé avec True Grit, qui diluait un peu trop sa dramaturgie dans l'obsession de la reconstitution historique. Dans Inside Llewyn Davis à nouveau, c'est la reconstitution, précise et indéniablement élégante, qui vampirise une partie du discours. On s'arrête souvent au visuel, à la grâce d'un décor, à la triste beauté d'un éclairage tamisé ou d'une route enneigée. On a droit aussi à beaucoup de sonore, avec des intermèdes musicaux folk certes très jolis, évoquant un autre gros succès de cette année, Alabama Monroe. Mais derrière tout ça ? Il y a des hommes, esquissés mais imprécis, il y a une aventure qui raconte tout et rien, et puis cette fin, traditionnelle chez les frères Coen, qui semble dire que la vie est un tel foutoir qu'elle ne mérite pas qu'on lui accorde trop d'importance. Esthétiquement impeccable, Inside Llewyn Davis souffre de son manque de profondeur, d'abord parce que le discours ne change pas, ensuite parce qu'il est exposé en mode léthargique. C'est un beau film, qui se laisse suivre, mais qui abuse de son inconséquence, à l'inverse de certains des précédents films des frères Coen, qui savaient précisément tirer parti de la triste absurdité de leurs histoires en n'admettant celle-ci qu'au tout dernier moment. Ici, ils abattent leur jeu trop tôt, refusant de laisser à leurs personnages de véritables zones d'existence dans lesquelles ils peuvent s'exprimer. On a le droit de le regretter...