Interstate 60
6.3
Interstate 60

Film de Bob Gale (2003)

Robert Frost est un poète américain né dans les années 1870. L’un de ses plus fameux poèmes (« The Road Not Taken » se termine ainsi:

Two roads diverged in a wood, and I-
I took the one less traveled by,
And that has made all the difference.

(Pour les non anglophones, cela donne)
Deux routes divergeaient dans un bois, et moi,
J'ai pris celle par laquelle on voyage le moins souvent,
Et c'est cela qui a tout changé.

D’un point de vue empirique, Frost résume ainsi l’essence même de la vie. La vie n’est ni plus ni moins que la somme de toutes nos expériences vécues, positives ou négatives. Ce sont bien nos propres expériences qui font de chacun de nous des êtres uniques, et qui nous différencient de notre prochain - tant au niveau de nos actes, que de notre mode de pensée. Et comme Frost nous dit, c’est parfois quand on choisit le chemin le moins emprunté que la route est la plus belle. Ces vers sont souvent emblématiques de l’esprit aventureux et idéaliste qui caractérise l’Amérique des années 60. Tous les Easy Rider et autres grands road movies de l’époque basés sur la contre-culture reflètent une volonté d’émancipation du carcan capitaliste – où le système décide pour vous - et arborent avec fierté leur admiration des grands espaces. Et de la route. Cette route sans fin, à la destination incertaine, symbole de liberté et d’éternité, métaphore de la vie, où chaque rencontre peut être l’objet du destin.

Si un jour vous souhaitez visiter les Etats Unis, ne cherchez pas l’Interstate 60 sur la carte, elle n’existe pas. C’est pourtant sur cette route que Neal débute son périple à la recherche de réponses à son existence, et accessoirement à la recherche de la fille de ses rêves. C'est vrai que quand on y pense, quoi de plus évident que de s’engager sur une voie imaginaire quand on entame une quête intérieure? Si le film se déroule comme un road movie, c’est bien d’un voyage de l’esprit dont il est question. Chaque protagoniste que Neal croise sur son chemin incarne une vertu ou une faiblesse morale que Neal devra apprendre à reconnaître pour son propre salut.

L’intrigue du film repose sur le thème de l'inéluctabilité et de nos choix de parcours. Chaque nouvelle rencontre est l’occasion d’aborder de nouvelles questions existentielles sur le sens du destin. Chaque question apporte son flot de réponses, qui entraînent à leur tour une discussion sur leurs conséquences. Mais loin d’être le discours pompeux et ronflant que l'on pourrait craindre, Interstate 60 est un petit bijou de réflexion philosophique sur fond de comédie délicieuse. A la manière de Lewis Carrol avec Alice au Pays des Merveilles, le film nous plonge dans un univers volontairement décalé et surréaliste où chaque rencontre rivalise d’absurdité (mention spéciale à la ville peuplée d’avocats où tout le monde se poursuit en justice). Avant tout, le film pose des questions pertinentes auxquelles nous pouvons tous être confrontés un jour (dois je poursuivre mon rêve en dépit des conséquences?, dois je suivre la voie tracée par mes parents?, dois-je faire confiance à mon instinct ou à ma raison?...), mais les réponses qu'il nous donne - aussi fascinantes soient elles - sont tournées en dérision de manière complètement farfelue. Même si le principe masque souvent la réalité tragique et grinçante des situations, on se laisse séduire par le ton léger et optimiste du film, impatients de découvrir la prochaine leçon de conduite qui se cache au tournant. Au cours de son périple, Neal sera donc sujet à de nombreuses introspections, dont nous-mêmes, nous ressortons grandi.

Dans les mains d’un conducteur du dimanche qui enchaîne les leçons de morale bienfaisante comme on passe les vitesses, le film aurait vite fini en queue de poisson. Fort heureusement, le réalisateur et scénariste Gob Gale est un pilote hors pair. Il démarre son film sur les chapeaux de roue, conduit pied au plancher, tout en évitant les nids de poule. Mais sait prendre le temps de s’arrêter pour profiter du paysage. Arrêtons là les jeux de mots automobiles douteux pour s’attarder sur les qualités de notre chauffeur. En voiture, Simone ! Bob Gale n'est rien de moins que le scénariste de Retour vers le Futur, l’un des films les plus adorés de l'histoire du cinéma. Retour vers le futur est un de ces rares films à effets spéciaux où l’imagerie visuelle ne met pas en défaut la qualité de l’écriture. Autant que la virtuosité technique, ce sont bien les personnages et les dialogues inoubliables qui font de ce film un chef d’œuvre intemporel. Si le succès commercial des aventures de Marty McFly n’est pas à démontrer, il est surprenant de voir que Interstate 60 est sorti directement en DVD, dans le plus pur anonymat. C'est peut être du au fait qu’il s’agit du premier long métrage réalisé par Gale lui-même, mais le film n’a rien à envier aux véritables sorties en salle. On voit que passer du temps aux cotés de Zemeckis (le réalisateur oscarisé de Retour vers le Futur, Forrest Gump ou Qui veut la peau de Roger Rabbit ?) a été bénéfique. Le film est sorti en 2002, mais Interstate 60 baigne dans une atmosphère à la fois ludique et insouciante propre aux années 80, et qui rappelle les débuts de Zemeckis.

Le film brille également par son casting impeccable. Neal est incarné par un James Marsden (Cyclope dans X-Men) aussi crédible qu’attachant, à mi chemin entre Marty McFly et Ferris Bueller. Ses compagnons de route sont tous interprétés avec goût et justesse par une flopée de comédiens heureux d’être là – et de donner un coup de main à leur ami Gale. On retrouve avec plaisir les acteurs favoris du duo Gale/Zemeckis : Michael J. Fox et Christopher Lloyd, bien sûr, mais aussi un Kurt Russel à contre emploi, particulièrement inquiétant quand il vante les mérites de la dépendance des drogues dures sur le contrôle de la délinquance juvénile. On appréciera surtout les talents de caméléon de Gary Oldman, qui disparaît comme toujours derrière son personnage. Ici, un génie exauceur de souhaits, excentrique et malicieux – d’apparence inoffensif mais qui se délecte à manipuler ses victimes. Mais la palme revient à Chris Cooper, philosophe paranoïaque aussi imprévisible que dangereux, dont le passe temps favori se résume à relever les mensonges des médias – quand il ne menace pas de se faire sauter à la dynamite lorsqu’on refuse de lui obéir…

Interstate 60 est une quête spirituelle déguisée en road movie, menée pied au plancher par un as du volant. Scénario soigné et inventif, personnages charmants, casting de rêve… il est triste de savoir qu’Interstate 60 n’a pu bénéficier d’une sortie en salles. Le film est une ode à la pensée créative et à l'individualisme et mérite amplement d'être découvert. Si des titres tels que « Stranger than Fiction », « Big Fish » et « Le Guerrier Pacifique » vous parlent, alors n'hésitez pas une seconde à choisir l'Interstate 60 pour votre prochaine destination.
Nazgulantong
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le 14 août 2014

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