J’ai trouvé ça immense. Je ne suis a priori pas fan du cinéma de Nolan (je n’ai d’ailleurs pas vu ses Batman) mais ce film m’intriguait beaucoup. Il ne m’a pas quitté depuis que j’en suis sorti, loin de là. Possible avec le recul que je le considère même comme le plus beau film vu cette année. Je développe un peu plus en profondeur ensuite mais je conseille à celles et ceux qui n’ont pas encore vu Interstellar de ne pas lire car je dévoile beaucoup de choses qu’il serait fâcheux de ne pas découvrir durant la projection. Mais courez voir ça en salle illico, franchement !

Le cœur du film se joue selon moi dans ce vertige inédit suscité par la distorsion de la temporalité. Si le voyage de Cooper (Matthew McConaughey, qui est décidemment dans tous les bons coups cette année) en quête d’une planète de rechange se compte déjà en années pour un éventuel retour sur Terre (deux ans nécessaires pour atteindre Saturne) l’obligeant à manquer de voir grandir ses enfants, c’est en pénétrant dans un trou de ver, aux abords de la planète aux anneaux, et en foulant une terre inconnue au-delà du système solaire, où la notion temporelle est infiniment plus faible que sur la Terre (Une heure équivaut à sept ans) que le voyage prend alors des proportions bouleversantes.

Interstellar semble se situer dans une ère sans date. Dans un futur qui nous rappelle étrangement le passé, où les scientifiques (Cooper compris, ancien pilote d’essai) sont redevenus des agriculteurs, puisque les denrées alimentaires sont en berne la faute à un climat peu propice, entre précipitations en chute libre et nuages de poussières récurrents – altérant progressivement vivres et santé de la population. Ces tempêtes qui rappellent celles de la grande dépression des années 30. La temporalité insituable fait corps avec le leitmotiv du film, dans l’espace, ce qui lui confère une singularité sublime. Interstellar est moins un voyage spatial qu’un trip temporel fait de strates multiples, de planètes mystérieuses, de rebondissements permanents, où tout est agencé merveilleusement jusque dans ses imperfections – Grand coups d’orgue omniprésents de Hans Zimmer (qui ne m’ont même pas dérangé, c’est dire si j’étais dedans), charabia scientifique bien verbeux et neutralisation absolue du vide – Pas de respiration dans le cinéma de Nolan.

Ce qui me plait beaucoup c’est de voir Nolan ne jamais véritablement cacher le nœud de son récit aux accents éminemment mélodramatiques. Le titre le dit déjà. Et le récit nous y conduit en permanence. Via cette première scène où une vieille femme raconte, dans une sorte de vidéo d’archive, l’histoire de son fils, cultivateur de maïs qui sauva le monde – Il ne faudrait pas longtemps pour faire le lien et c’est cette humilité que j’aime infiniment, mais le film nous emmène tellement loin qu’on finit par oublier cette introduction. De la même manière, le film pourrait tout nous cacher dans cette première partie familiale, quasi Spielbergienne – On pense à Rencontres du troisième type – voire Shyamalanienne – relents de Signes – mais au contraire on peut y voir Cooper en discussion avec sa fille, s’appuyant sur une montre commune, qui semble remplacer la toupie de Inception, que son voyage dans l’espace et dans le temps pourrait très bien les voir se réunir au même âge. Nolan a toujours été un malin, mais là on ne pourra pas dire qu’il ne nous avait pas prévenus. Pour autant ce n’est vraiment pas une scène illustrative, ça se fond parfaitement dans le récit et dans l’intimité fragile de cette relation père/fille.

On pourrait grossièrement diviser le film en deux parties : terrestre et spatiale. Deux mondes qui aurait pu être joints par une transition bien lourde (je la craignais) entre préparatifs à la mission, angoisse du départ, prise de connaissance de la base de lancement, multiplication de personnages, mais Nolan mise son va-tout sur une ellipse absolument sidérante superposant les adieux de Cooper à ses proches avec son décollage dans l’espace. Le film me fascinait déjà avant ce virage parfait mais je crois que c’est la première vraie grosse baffe que je me suis prise. En attendant les suivantes. Et les précédentes grâce aux suivantes. Autant le dire cash, Interstellar m’a ému aux larmes, à plusieurs reprises. Je n’imaginais pas dire cela un jour d’un film de Christopher Nolan, pourtant c’est le cas. J’en suis sorti épave, à la fois émerveillé et tétanisé.

Les prémisses de ce bouleversant voyage sidéral se situaient, n’en déplaise à ses fidèles détracteurs, dans Inception, où le cinéaste expérimentait et faisait éclater cette fascination pour les serpentins temporels, les couloirs infinis, les paradoxes insensés, dans un maelstrom éprouvant façon Mission Impossible sur quatre niveaux de rêves l’élevant définitivement en jouissif mastodonte hollywoodien, qu’on pourrait rapprocher récemment du Edge of tomorrow, de Doug Liman. Plaisir à la fois régressif, cérébral et festif. L’émotion y était entièrement délaissée au profit de sensations fortes, malgré l’histoire de cette femme inéluctablement attirée par les limbes, qui me touchait beaucoup. Cooper lui, n’est pas à proprement parlé happé par les limbes ou le trou noir, mais il choisit le voyage, le rêve, moins pour sauver l’humanité – c’est pourtant l’enjeu frelaté de la mission secrète d’une nouvelle NASA clandestine – que les siens avant tout. Ainsi, le plan A (l’évacuation générale de la Terre) lui parle nettement plus que le plan B (Une colonisation via des embryons humains) ce qui peut se comprendre. Le puzzle mental de l’un est transposé à l’infinité spatiale de l’autre.

C’est un grand film sur la peur de l’anéantissement des rêves. L’angoisse de voir s’effondrer la civilisation humaine au moyen de ce qu’elle a créée. Ici à l’école, on enseigne dorénavant que les missions lunaires d’antan n’avaient pour unique visée que de ruiner l’économie soviétique. On pourrait en dire autant de ce Plan B qui ne cesse de planer pendant tout le film et rime avec l’extinction d’une Humanité terrestre. On pourrait aussi parler de cette vague géante sur cette étrange planète océan, réapparaissant à intervalles réguliers – comme les débris de Gravity – et convoquant ces dust bowls sur la Terre, comme pour montrer qu’ici non plus l’Homme n’y survivrait pas longtemps. C’est l’une des séquences les plus belles du film, pour ce qu’elle engendre (la temporalité disloquée), ce qu’elle offre en tant que spectacle et pour sa brièveté. J’ai évoqué Gravity, autant en parler. Ces deux films ont un an d’intervalle donc on serait tenté de les rapprocher, de les comparer. Mais bon, ce serait comme de comparer Lumière et Méliès, ça n’a pas grand intérêt. On pourrait simplement s’amuser à comparer leur faculté à faire s’associer l’infiniment grand et l’infiniment petit, leurs élans gargantuesques et leurs douleurs intimistes – Le Skype des 23 ans de messages (scène terrassante) répond au deuil impossible de la mort accidentelle d’un enfant.

La paternité est par ailleurs un élément fondamental du récit, mais je ne pense pour autant pas qu’il faille être parent pour l’apprécier. A mon avis c’est vraiment la patte Nolan, cette surcharge permanente, qui peut dérouter et je le comprends. Moi je suis friand ce genre de séance vertigineuse à condition qu’elle soit totale, qu’elle ne faiblisse pas. Il me semble qu’Interstellar a répondu à cette attente. Après, oui, le sujet me foudroie. Comme c’était le cas lors de cette trouée sublime dans Gravity où d’un coup, là où on ne l’attendait pas, le personnage confiait sa douleur de cet enfant tombé sur la tête dans la cour de récréation. Ou dans Super 8 lorsque le garçon voit le regard de sa mère dans celui du monstre à la fin. Ici, le monstre c’est Cooper. Il se retrouve face à sa fille qui pourrait en apparence être sa grand-mère, qui lui demande de la laisser mourir auprès de ses enfants à elle, parce que c’est dans la logique des choses. Je ne sais pas pourquoi mais ça m’évoque la sublime fin de Titanic où les passagers du paquebot se retrouvent dans une séquence hors du temps, autour de cet escalier et de cette horloge, où Rose peut enfin rejoindre ceux qui sont partis il y a cent ans. Et on pourrait aller encore plus loin en évoquant ce semi hors-champ final où Cooper semble parti rejoindre Amelia Brand, abandonnée sur la planète Edmunds – veuve de celui qu’elle aurait voulu rejoindre quatre-vingts ans plus tôt – pour fonder une colonie nouvelle.

C’est une expérience de cinéma hors des normes dans la mesure où ses effets sont parfaitement distillées, limpides, homogènes, où la complexité du récit ne l’empêche pas pour autant d’être aisément compréhensif. Le film ne freine pourtant devant aucun jargon des plus repoussants au premier abord. Mais je suis fasciné par les séquences spatiales de Interstellar – pourtant très bavardes, à l’instar du Sunshine de Danny Boyle – car jamais je n’ai l’impression que le film croule sous une dévotion réduite au sens du spectacle. Chaque péripétie, aussi marquée soit-elle, n’est pas une machine à sensations extrêmes non plus, suffit d’évoquer l’aspiration dans le trou de ver ou plus loin celle dans le trou noir. Si le voyage est génial c’est aussi parce qu’il refuse de se perdre dans un trip figuratif afin de rester maître de son récit. Ce qui ne l’empêche pas de faire défiler des images proprement hallucinantes de nuages gelés, océans sans profondeur, course-poursuite dans un champ de maïs, trou de ver en sphère, le tesseract et j’en passe.

Mais c’est surtout un grand film d’amour, ce qui le rapproche d’un cinéma total à la Abyss, ou à ce qu’on a pu récemment éprouver devant la série The Leftovers, une montagne d’émotions où passé et présent fusionnent, se chevauchent et bouleversent parce qu’ils aspirent à traverser les dimensions et atteindre un voyage quasi transcendantal. Nolan choisit cette fois le mélodrame familial plus que la montagne russe – inversant la dimension de Inception – mais comme à son habitude voit les choses en grand. Là où il emboitait les rêves il enchâsse ici plusieurs films, les uns dans les autres. Il cite Newton, La loi de Murphy et la physique quantique. Fait apparaître des fantômes dans une bibliothèque. Pour au final ne retenir qu’une chose : l’amour pour ses personnages. L’amour, tout court. Avant, la source d’énergie chez Nolan, le soleil de ces récits, c’était un rubik’s cube géant et des figurants, maintenant ce sont les êtres humains et le temps qui leur est donné pour s’aimer. Evidemment, ça change tout.
JanosValuska
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le 28 nov. 2014

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