JFK
7.5
JFK

Film de Oliver Stone (1991)

Un mythe grec, dont s’est inspiré Buñuel pour son Ange exterminateur, raconte que pour briser l’envoûtement, il faut rejouer la musique et la scène à l’envers. Comme pour revenir à la bifurcation où l’histoire aurait pris une mauvaise voie, en remonter le cours pour l’effacer : l’anamnèse est le prix douloureux de l’oubli, de l’amnistie. Le phénomène est connu, et s’applique à l’individu (la psychothérapie) aussi bien qu’aux crimes de l’Histoire (cour de justice, plateau de cinéma où les événements sont réversibles et médiatisés). Polémiste revendiqué, patriote "de gauche" prompt à titiller la mauvaise conscience américaine, Oliver Stone en est parfaitement conscient. Si ses intentions sont toujours sincères, ses méthodes sont parfois discutables, et ses films inégalement accomplis, souvent objets de controverses, d’attaques, de polémiques. J.F.K., qui compile les résultats des investigations menées par le procureur Jim Garrison et le journaliste Jim Marrs sur l’assassinat de John Kennedy, est le magistral accomplissement de sa carrière, la traduction en images et en actes d’une lutte citoyenne contre la désinformation et la trahison du bien collectif. À sa sortie, le pamphlet n’a pas manqué de déchaîner les passions : accusé de faire dans la manipulation, de détourner les faits au profit de la supputation orientée, de tordre la fiction à son avantage, le cinéaste s’est retrouvé précisément dans la position de ce contre quoi il se positionnait. Ce qui amène à poser cette question : au cinéma, la fin justifie-t-elle les moyens ? Car celui qui détient l’information détient aussi le pouvoir. Le reste est affaire de morale.


Cette morale est contenue dans la citation d’Ella Wheeler Wilcox que le film affiche en exergue : "Pêcher par le silence quand ils devraient protester, transforme les hommes en lâches." Amorce d’un générique présentant en quelques minutes les enjeux historiques, politiques et factuels d’un récit tentaculaire. Note d’intention pour son auteur d’abord : le discours d’adieux à la nation d’Eisenhower, où il exprime ses craintes devant le gigantisme du complexe militaro-industriel américain, apparaît comme un résumé anticipé du propos à suivre. Articulation préalable d’un contexte précis ensuite, celui des mille jours de l’administration Kennedy : l’espoir suscité par son élection, la résistance que lui opposent les organismes d’état et de nombreux cercles décisionnels, les grands épisodes de tensions américano-soviétiques (l’invasion désastreuse de la Baie des cochons, la crise des missiles cubains), les tentatives d’adoucissement de la guerre froide, la confusion des combats vietnamiens, l’utopie d’un nouvel ordre mondial qui redéfinirait le rôle des grandes nations... Tout est synthétisé en une sorte d’exposé in media res, constitué exclusivement d’images d’archives, et dont les vertus pédagogiques sont transcendées par la virtuosité des agencements. Cette introduction s’achève sur l’évocation de la journée fatale du 22 novembre 1963, à Dallas, que cadencent un découpage quasi subliminal et des percussions métronomiques. Dès lors, on reste scotché à l’écran.


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Comme dit l'autre zig : est-ce de l'info, est-ce de l'intox ? Qui a tué Kennedy et pourquoi ? Pour répondre à ce serpent de mer, Stone soigne le mal par le mal. À une Amérique qui doute, il propose de douter plus encore, jusqu'à la délivrance. Trois heures électrisantes de documents, d’hypothèses, de recoupements, de révélations et d’audiences pour amener Garrison à un réquisitoire grandiose en faveur de la vérité indispensable à toute démocratie. Parce que toutes les vérités, même d'époque, prémunissent des mensonges de l'avenir. C'est Capra revisité et Monsieur Smith au Sénat qui, cinquante ans après, viennent tirer les rallonges. Dans J.F.K., témoignages et reconstitutions forment le dernier mot des tribunaux de l’histoire, à cette différence que la cour de justice, elle, ne saurait faire parler les morts. Tribunal paradoxal qui élabore une intrigue avec des morceaux du passé et des projections d’aujourd’hui sur naguère pour juger de la réalité d’hier. Stone base sa démonstration sur trois fondements. D’abord, le meurtre du plus jeune président américain est nécessairement le résultat d'un complot, l'étude balistique prouvant l’invraisemblance de la thèse de la "balle magique" défendue et validée par la commission Warren — il y avait donc plusieurs tireurs. Ensuite, l'opération a été montée par la CIA, organisation de type militaire qui a utilisé les anticastristes et l'extrême-droite des États du Sud. Enfin, elle a été commanditée par les marchands de canons (à qui profite le crime ?) que menaçait l'arrêt des hostilités au Vietnam. La mafia et le FBI auraient également pris leur part à la conspiration.


Tout, dans la mise en scène, contribue à décrire cette Amérique du complot. Des personnages apparemment secondaires se révèlent avoir été les pivots de l'organisation technique du projet, à l’instar de Guy Banister, officiellement détective privé à La Nouvelle-Orléans, en fait ancien chef de bureau du FBI, ex-commissaire de police, rassembleur des exilés cubains qu'il entraîne dans un camp militaire établi aux abords de la ville. Véritable plaque tournante de l'anticommunisme où se croisent Lee Harvey Oswald, Clay Shaw, David Ferrie, son bureau à double entrée est un parfait microcosme de la droite radicale américaine que la politique libérale du président gêne considérablement. Par paliers et fulgurants changements de vitesse, le film nous entraîne dans la zone la plus spéculative, dénonce les structures américaines de l’exécutif dont on ne verra jamais les chefs. L'enquête se développe dans les sphères de la CIA, du FBI et des proches de Kennedy, ce dernier demeurant une figure blanche, abstraite, comparée au César de Shakespare. À son milieu, le film est provisoirement pris en main par un personnage fantomatique mais essentiel, incarné par Donald Sutherland, qui se présente sous l’identité du colonel X. Informateur inespéré, aussi précieux que le "Gorge Profonde" des Hommes du Président, cet agent secret ouvre la narration sur un espace quasi géopolitique, récapitule les enjeux, éclaire Garrison tant au sujet des faits (le dispositif arachnéen mis en place, en amont et à tous les niveaux, autour de l’assassinat) que des motivations authentiques (celles de l’industrie de la guerre), et formule à l’évidence le point de vue du cinéaste aussi bien sur l’affaire que sur l’état moral et idéologique du pays. Son prodigieux monologue, d’une durée de plus de dix minutes, concentre de façon idéale et limpide la nature même du long-métrage : une pensée en action, organisée, clarifiée, structurée en termes purement cinématographiques. Commencé sous la statue de Lincoln, ce morceau d’anthologie ouvre également la dernière étape narrative : le procès final, s’étalant sur près d’une heure, qui enterre à peu près tout ce que le septième art a produit en matière de films de plaidoirie.


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Un seul texte ne suffirait à rendre compte de l’exceptionnel et méticuleux travail de montage dont l’œuvre est le résultat. J.F.K. se place à la crête de la profession sur l’image-preuve ("pas une image juste, juste une image") dont Brian De Palma s’est fait le chantre le plus fameux. Le maelstrom incandescent de la forme, la prolifération endémique des plans, le brassage des différents régimes temporels, tout concourt à un genre de puzzle contradictoire, de chaos signifiant au sein duquel le spectateur est amené à participer pour détecter l’argument et l’indice, trier le vrai du faux. On pourrait presque qualifier d’expérimentale la manière dont le cinéaste pense le rapport dialectique des plans, recourt aux flashs mentaux, aux pièces accusatrices comme des éléments à charge ou, inversement, aux insertions ambigües et incertaines comme des supputations floues, des divagations avortées. En tournant Zelig, Woody Allen s'était révélé un remarquable copiste d'images des années cinquante. Stone va plus loin, dupliquant au plus près des documents connus de tous : le film de Zapruder, les émissions de télévision en direct ou en différé (comme la célèbre intervention de Walter Cronkite annonçant d’une voix brisée la mort de JFK), les photos publiées dans les journaux, un continuum allant du film à la vidéo, du 8 mm au 16 mm et au 35 mm, tantôt en noir et blanc, tantôt en couleurs, et qui visent à reproduire avec ses acteurs les évènements connus, mais aussi ce qui n'a pu être filmé à l'époque. La séquence où sont montés parallèlement une réunion de l’équipe de Garrison et l’élaboration du cliché truqué montrant Oswald un fusil à la main (lequel ne réapparaîtra que beaucoup plus tard dans le récit) fonctionne presque comme un commentaire du réalisateur sur son propre ouvrage de faussaire. Son tour de force est de dompter une matière foisonnante jusqu’au vertige, d’assurer la progression du spectateur dans le dédale des suppositions en lui offrant un véritable panoramique sur ces puissances de l’ombre qui semblent assurer une gouvernance parallèle de la nation. À sa manière, J.F.K. un très grand film paranoïaque où planent les menaces les plus invisibles, où se profile l’envers de la florissante Amérique des sixties. Fruit d’une documentation colossale, le long-métrage scanne une multitude de faits, de pistes, de théories, de traces puisés aussi bien dans les replis de la grande histoire (on y évoque pêle-mêle ce qui pourrait alimenter vingt romans d’espionnage : les agissements d’Allen Dulles, les "opé noires" menées pour déstabiliser les gouvernements étrangers, la guerre secrète contre Castro, le crash de l’avion-espion de Francis Gary Powers et ses conséquences diplomatiques, les tractations occultes des services de renseignement, les tensions parcourant les coulisses du pouvoir à Washington…) que dans les turbulences traversées par le quotidien de l’attorney, qui bascule sous les effets de la tempête médiatique.


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Devant une si éblouissante réussite on se sent débordé, on est pris d’un enthousiasme fou, on voudrait tout porter aux nues. Il faut évoquer la splendide et très stylisée photographie de Robert Richardson, si représentative de son art, toute en saturations de lumière, cascades d’éclairages, contrastes de noir et de blanc — un véritable manifeste plastique. Il faut parler de la recréation de La Nouvelle Orléans, de ses maisons huppées et de ses quartiers chauds, de ses restaurants et de ses exhalaisons d’atmosphère sudiste. Il faut témoigner de ce rythme dingue, frénétique, qui embarque sans sommation, stimule et fascine. Il faut célébrer cet immense compositeur qu’est John Williams, orchestrant ici une partition magnifique, follement audacieuse, fertile en ruptures de ton, envolées lyriques et plages entêtantes. Elle fournit aux images une âme, une force d’émotion sans pareilles — que l’on songe à l’instant où Garrison se recueille devant la tombe de Kennedy, aux ambiances pulsatives qui accompagnent l’évocation, devant la cour, des minutes précédent l’assassinat, ou bien aux basses sourdes qui confèrent par exemple à l’extraordinaire séquence de confession de Ferrie, dans la chambre d’hôtel, une intensité anxiogène. Il faut encore exalter la présence des comédiens, le charisme tranquille de Kevin Costner, la prestance ambiguë de Tommy Lee Jones, la nervosité névrotique de Joe Pesci, et aussi Sissy Spacek, Gary Oldman, Kevin Bacon, Jack Lemmon, tous les autres. Une pléiade de stars au sommet. Cette profusion de qualités, l’auteur la met au service d’un propos galvanisant, dont la naïveté généreuse est la marque de l’intégrité. Le discours final de Jim Garrison se conclue par un véritable passage de flambeau, une formulation de confiance ("ça dépend de vous") que la défaite du verdict n’entame pas. Il traduit bien la nécessité de ce qui se joue à travers ce combat de David contre Goliath : restaurer la foi dans les institutions du pays, leur faire reconquérir leur légitimité. On ne s’étonnera donc pas que le réalisateur dédie son entreprise "à la jeunesse, en qui survit la quête de la vérité." Car J.F.K. n’est pas qu’un labyrinthique film-dossier, pas qu’un modèle de thriller haletant mené au pas de charge, pas qu’une leçon de dramaturgie aux capitales implications formelles. C’est aussi l’un des gestes civiques les plus flamboyants jamais réalisés par un cinéaste américain, un exercice de stimulation émotionnelle et intellectuelle qui surexcite, affole, bouscule, enflamme les consciences, conjugue les vertus du plaisir pur et de la réflexion la plus saine. On n’épuisera jamais la fécondité et la richesse de cet époustouflant film-monde, touffu et organique, hypertendu et passionnant ; on n’en louera jamais assez l’énergie, la densité, la cohérence. En cette aube des années 90, il cherchait à exorciser un traumatisme national, opérait un vaste exercice de récapitulation, se penchait sur un danger universel (le désaveu d’un système censé représenter l’intérêt du peuple) et criait sa soif de transparence en nous faisant goûter, avec un langage de feu, à une nouvelle lucidité. Chapeau bas, monsieur Stone.


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P.S. La VF est absolument formidable, qui réunit la crème des meilleurs doubleurs français : Bernard Lanneau, Céline Monsarrat, Claude Giraud, Richard Darbois, Jean-Claude Michel, Jean-Pierre Moulin… Un festival.

Thaddeus
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le 2 juil. 2012

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