Analyse du film et de sa polémique (sources en fin d'article)

Rappelons-nous qu’il n’y a pas eu un seul film depuis les années 50 sur ce fait divers qui est l’un des plus traumatisants de notre histoire. D’ailleurs, 500 000 personnes sont allées le voir en une semaine.


Concernant le film « J’accuse » de Roman Polanski, uniquement sur le plan cinématographique, c’est tout d’abord un film remarquablement bien construit. Le réalisateur a choisi d’en faire un thriller, l’adaptation d’une enquête qui sont d’une mécanique bien rodée à la Fritz Lang, un crime de bureau et non un film purement historique proche du documentaire. Il y règne une atmosphère pesante, on sent cette lourdeur de l’administration française tout au long du film et les scènes finales de procès sont tout aussi étouffantes que le reste. Il est entièrement filmé de l’intérieur, dans les couloirs et bureaux de l’armée, coupée du monde et le spectateur se retrouve alors lui aussi complètement coupée du peuple et de la société qui s’embrase.
On retrouve une ambiance presque hitchcockienne car tout se joue autour d’un bordereau (et Hitchcock avait inventé ce procédé consistant à voir l’objet presque comme un personnage principal de film).
Polanski n’a pas choisi non plus le point de vue le plus facile: celui de Picquart, alors qu’il aurait pu adopté le plus évident : celui de la victime: Dreyfus, ce qui aurait même rendu le film plus commercial; mais non il préfère se placer du point de vue du bourreau.
De plus, en prenant comme personnage principal, un personnage antipathique et antisémite, cela renforce le côté nauséabond derrière cette affaire, rappelant le manque d’air dans une société fermée qui couvre l’antisémitisme.
Tous les personnages sont parfaitement esquissés par Polanski et interprétés par de bons acteurs (la plupart de la comédie française) et le réalisateur ne tombe jamais dans la caricature.
Dès la première scène, le ton est donné: une violence sèche presque glaçante.


D’un point de vue historique et politique, et au vue de tout ce qui se passe en Europe et dans le monde avec la montée de l’antisémitisme et de l’extrême droite, ce film est nécessaire et ne souffre d’aucune ambiguïté.
Mais nous nous retrouvons en face de deux causes en rivalité au lieu de s’allier: d’un côté cette révolution féministe nécessaire et de l’autre la lutte contre l’antisémitisme à travers l’affaire Dreyfus qui est l’un des points de départ indissociable d’une des plus grandes tragédies du XXème siècle: l’antisémitisme.
Et ces deux combats antagonistes du coup s’annulent, ce qui est encore plus tragique car ce film devrait être montré dans tous les lycées de France et le comble, même certains membres du gouvernement s’opposent à aller le voir.
Avant de boycotter purement et simplement ce film, nous pourrions alors nous demander quels cinéastes seraient autorisés ou non à être projetés et quels seraient les critères pour avoir un droit de citer et glisser vers la création d’un comité de vérification de la moralité des artistes. Ce qui me parait dangereux et porterait gravement atteinte à la liberté d’expression.


D’ailleurs, ce film suscite de nombreuses interprétations possibles: alors que le réalisateur doit choisir la manière d’aborder un évènement historique, un point de vue, le spectateur, lui, interprète et voit le film à sa manière. Rappelons à ce propos l’effet Rashomon: le fait que plusieurs personnes décrivent différemment un même évènement.
Ce film peut être interprété comme un message; si il avait été probablement un bourreau (comme son acteur principal Picquart), l’homme change, évolue, cherche et découvre la vérité, la justice. Cela n’efface pas les erreurs et les traumatismes du passé mais ce film ne pourrait-il pas être une manière de se faire pardonner aujourd’hui?
D’ailleurs peut-on pardonner à Polanski son crime de 1977? Sa victime l’a fait et a pardonné Polanski publiquement. Pourquoi pas nous?
Je ne reviendrai pas sur les dernières accusations qui n’ont pas été jugées, et je ne souhaite pas tomber dans ce tribunal populaire.
Je rejoins ici Jean Dujardin qui déclarait dans une interview : « la vendetta, l’acharnement d’une meute sur un individu, ce n’est pas ma came, je n’ai pas tellement envie d’hurler avec les loups. »
Il est vrai que c’est important que la parole se libère, que les témoignages du passé permettent à des femmes aujourd’hui de dire des choses. Mais il faut aller en justice, les réseaux sociaux et la presse ne doivent pas devenir un tribunal, cela deviendrait dangereux pour notre société et pour chaque individu. Et il me parait important de préserver la présomption d’innocence dans notre démocratie.
Certes ces nouvelles accusations sont pour la plupart tombées dans la prescription.
Je ne défends pas Polanski ici mais lorsque l’on revisite l’histoire, dans ce cas-là, on ne revisite pas seulement qu’une partie de cette histoire mais la totalité. Il me semblerait plus judicieux qu’à partir d’aujourd’hui, de juger au mieux les nouvelles affaires de violences faites aux femmes et d’y consacrer l’énergie nécessaire et surtout de rendre les procédures plus accessibles que de s’acharner sur un passé révolu.
Comment avons nous pu aussi alors tellement apprécier "Once Upon a Time" de Tarantino s’inspirant de l’histoire de Polanski? Alors que l’industrie du cinéma américain, et je rejoins alors les propos d’Emmanuelle Seignier, a utilisé le nom et l’histoire de Polanski pour gagner des millions, il y a à peine un an, il a été exclu des oscars.
Pourquoi alors les mouvements féministes n’ont-ils pas poursuivi Tarantino?


Si on va même plus loin, doit-on bannir tous les films qui ont violenté directement ou indirectement les femmes?
-dans ce cas là, les films de Bertolucci:
Je cite en premier « Un dernier tango à Paris » (1972) dont Maria Schneider subit des violences lors de la scène de viol par sodomie avec Marlon Brando. L’actrice déclarera des années plus tard qu’elle assimilait cette scène à un viol et qu’elle n’a jamais pardonné au réalisateur qui ne fera son mea culpa qu’en 2011; il n’émettra que de simples regrets de ne pas s’être excusé auprès de l’actrice avant sa mort, quarante ans après, afin de sauver les apparences, et cela ne l’empêchera pas de recevoir la palme d’honneur à Cannes la même année pour l’ensemble de son oeuvre…
-tous les films de Steve McQueen: il n’y a qu’à lire « une vie tremblée » d’Ali MacGraw, actrice célèbre et femme de McQueen pour réaliser les violences et les traumatismes qui en ont découlé par cet acteur emblématique dont on retrouve ses portraits célèbres encore aujourd’hui imprimés sur des t-shirts tendance le mettant en valeur.
-on peut aussi boycotter alors de très nombreux films de l’âge d’or d’Hollywood, époque où les actrices étaient victimes de ce système dont l’exemple le plus célèbre et abominable est l’actrice Frances Farmer que l'on est allé jusqu’à interner de force en asile psychiatrique et dont le personnel médical la prostituait de force. Même époque à laquelle Frank Sinatra fournissait de jeunes starlettes à JFK comme maîtresse, et je rappelle une des ces citations célèbres: « Trois jours sans faire l’amour et c’est le mal garanti. » Joseph Patrick Kennedy père serait intervenu financièrement auprès de son épouse Jackie afin de la retenir…
-Ou encore les films avec le célèbre Robert Wagner (la panthère rose, la tour infernale, Austin Powers…) même s' il est décédé, depuis 2018, la justice américaine a réouvert un dossier sensible en le désignant suspect pour la disparition de la célèbre Nathalie Wood.
-Et si l’on va encore plus loin, si nous changeons de cause:
-contre l’antisémitisme: doit on retirer Céline de la Pléiade et de tous les manuels scolaires?
-contre le racisme: doit-on boycotter certains westerns même de John Ford à ses débuts qui justifiaient et camouflaient le génocide indien?
et j’en passe tellement les exemples sont si nombreux que ce soit dans le cinéma ou ailleurs…
Même si je n’excuse pas Polanski aujourd’hui, cela ne m’incombe pas d’en juger. Mais j’ai l’impression qu’il paye pour toutes les saloperies faites avant lui dans cet univers de faux semblants qui pourrait être tout droit sorti d’un film de Cronenberg.


Sources:


livres:
-Roman par Polanski (autobiographie de l’artiste) publié en 1984, réédité et enrichi en 2016 d'un épilogue
- « Une vie tremblée » d’Ali MacGraw
-« Hollywood Babylone » est un livre du cinéaste Kenneth Anger publié dans une version embryonnaire en 1959 par l'éditeur parisien Jean-Jacques Pauvert. La publication du livre dans sa version définitive en 1975 aux États-Unis fut entourée de scandale, le livre fut rapidement interdit. Il révèle la face cachée des célébrités de Hollywood. La version complète de 1975 est publiée en français pour la première fois en 2013 par les éditions Tristram.


Film:
-« Frances » réalisé par Graeme Clifford sur Frances Farmer avec Jessica Lange (1982)


Liens:


-Emission « C à vous » sur France 5: Peut-on célébrer Roman Polanski? (31 octobre 2017 à l’occasion de la sortie de son avant dernier film « D’après une histoire vraie » adaptation du roman de Delphine de Vigan)
https://www.youtube.com/watch?v=3LRyJ3xPj74


-interview d’Emmanuelle Seigner sur Once Upon a Time du 29 novembre 2019 pour le magazine numéro:
https://www.numero.com/fr/cinema/emmanuelle-seigner-jaccuse-roman-polanski-polemique-jean-dujardin-affaire-dreyfus-mostra-de-venise-joker-todd-phillips


-Emission Le masque et la plume (France Inter) sur le film J’accuse de Polanski (25 novembre 2019)
https://www.franceinter.fr/cinema/j-accuse-de-roman-polanski-avec-jean-dujardin-le-masque-et-la-plume-conquis-a-l-unanimite


-L’impossible promotion du film J’accuse de Polanski (Arte/Emission 28 minutes) avec Philippe Caubert (16 novembre 2019):
https://www.arte.tv/fr/videos/093815-003-A/l-impossible-promotion-du-j-accuse-de-polanski-28-minutes/


-Interview de Jean Dujardin pour le film J’accuse (publiée le 13 novembre 2019 mais réalisée avant que n’éclate la nouvelle affaire Polanski le 8 novembre 2019):
https://www.rtbf.be/culture/cinema/acteurs/detail_jean-dujardin-dans-ma-carriere-il-y-aura-un-avant-et-un-apres-polanski?id=10364405


-Leçon de cinéma avec Roman Polanski à la cinémathèque française (4 novembre 2017)
https://www.cinematheque.fr/video/1145.html


-Blow Up (Arte) sur Roman Polanski:
https://www.arte.tv/fr/videos/072401-085-A/blow-up-roman-polanski-par-thierry-jousse/


-documentaire de Laurent Bouzereau: "Roman Polanski: a Film Memoir" (2011)

Meladaily
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le 16 déc. 2019

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