Sorti entre les méga-cultes Pulp Fiction et Kill Bill, Jackie Brown est souvent un peu oublié ou alors gentiment traité d’oeuvre mineure quand on revient sur la carrière de Quentin Tarantino, pourtant il s’agit certainement de l’un des plus beaux films de son auteur. Un portrait de femme subtil et mélancolique qui préfigure de la Mariée, le personnage le plus fort de la filmographie de QT. Pour tenir le rôle de la magnétique Jackie Brown, Tarantino choisit comme il l’avait fait pour Travolta dans Pulp Fiction, mettre en avant une figure déchue, une idole plus très bankable de la blaxploitation, Pam Grier. Il la filme avec un vrai amour à base de gros plans ou de travellings latéraux sur fond uni qui en font le centre du cadre, figure charismatique qui irrigue tout le film. Le titre renvoie d’ailleurs à Foxy Brown, film de la blaxploitation déjà avec Pam Grier. À ses côtés, on retrouve la figure de proue de Tarantino, Samuel. L. Jackson jouant un truand aussi verbeux que sans pitié, Michael Keaton en flic qui a trop vu de supers flics à la téloche, toujours le chewing-gum à la bouche ou encore Robert De Niro en loser plutôt pathétique à glander sur un canapé en fumant difficilement ce que lui refile Mélanie, la bimbo blonde. En somme un personnage bien loin de la flamboyance des rôles donnés par Martin Scorsese, marqué par la vieillesse qui le fout à côté de ses pompes. Enfin Robert Forster est parfait en vieux prêteur sur gage usé, sur qui plus personne ne miserait un kopeck, même lui.


Jackie Brown c’est à la base un bouquin, Rum Punch d’Elmore Leonard, Tarantino s’approprie néanmoins totalement l’oeuvre de base, changeant la couleur de l’héroïne et son nom par exemple. Ainsi Jackie Burke, blanche aux cheveux châtains courts devient Jackie Brown, quadragénaire black et pulpeuse. De même l’action se déplace de Miami à Los Angeles, entre les riches quartiers glamours et les secteurs pauvres médiatisés dans une sorte de ventre mou de la ville où le réalisateur a lui même vécu avant d’atteindre la gloire. À la base, Tarantino avait acheté les droits de trois livres de Leonard: Freaky Deaky, Killshot et Rum Punch (à noter que le film dispose d'un prequel racontant la rencontre entre Ordell et Louis intitulé Life of Crime et réalisé par Daniel Schechter). Au final, il ne réalisera une adaptation que du dernier. Quand le film sort, malgré un score plus que correct au box-office, il laisse une bonne partie des fans de QT et de son Pulp Fiction dubitatif. En effet loin d’être un Pulp Fiction 2.0, louder and bigger, le film est étrangement lent à l’opposé même du début frénétique de son dernier film. Ici le film commence par Jackie qui se laisse porter par un tapis roulant, en fond passe Across 110th Street de Bobby Womack et tout de suite on sait que c’est Jackie qui donnera le tempo du film. Beaucoup de plans s’étirent donc comme ce premier plan ou alors celui où Beaumont entre dans le coffre. Tarantino allonge son récit le rendant hypnotique, bercé par une playlist soul lancinante comme Didn’t I Blow Your Mind This Time de The Delfonics. En dehors de son rythme, le film est relativement en avance sur son temps en ayant comme héroïne une hôtesse de l’air black et quadragénaire et non une jeunette. Peu de film encore aujourd’hui tente ce pari, de même que le fait de représenter un couple mixte blanc/noir à l’écran. Force est de constater que dans 90 % des cas le cinéma mainstream tend à ne pas encourager la mixité. Par ces aspects le film a aussi pu déconcerter alors qu’il s’agit certainement du film de Tarantino le plus personnel abordant la turpitude du vieillissement ou les angoisses existentielles à travers Jackie qui n’est pas passé au CD, préférant les bons vieux vinyles. Jackie est la quintessence de la personne mésestimée avec son boulot qui l’exploite, ses quarante piges et le hasard de la naissance qui l’a fait naître femme et noire ce qui ne l’avantage pas non plus. "Je serais une femme noire de 44 ans qui s’accroche désespérément au seul job que j’ai pu trouver je pense pas que j’aurais un an à foutre en l’air", c’est ainsi qu’un flic lui présente sa situation. Ainsi Jackie est coincée entre les flics persuadés qu’elle sera trop lâche pour les doubler et Ordell, son boss pour qui elle fait passer de l’argent qui ne considère les femmes que comme des cruches qu’il peut posséder à l’image de Mélanie et Sheronda. Or Jackie les doublera tous, jouant du peu d’estime que tous les hommes aux commandes ont pour elle. Là où le portrait de Tarantino est sans doute l'un des plus mélancoliques qu’il ait fait c’est que cette rébellion contre le patriarcat la condamne à la solitude, lâchée par son partenaire dans le crime Max Cherry, qui, intimidé par une femme si forte ou s’estimant trop vieux pour ces conneries, la laisse s’éloigner perclus de regrets. Jackie est seul pour avoir bravé le plafond de verre, chantant en silence, dans ce qui est une des plus belles scènes du cinéma de Tarantino, Across the 110th Street, la même chanson qu’au début du film. Seulement, cette fois-ci, elle n'est plus portée par un tapis roulant de profil mais roule en voiture face à la caméra, maître de son destin et solitaire.


Le film, même s"il est fortement marqué par la signature de son auteur à l’image des plans sur les pieds, du montage riche en effets avec des sauts dans le temps, un split screen ou encore une multiplication des points de vues lors de l’échange de l’argent où l’on suit tour à tour le point de vue de trois personnages, ou encore les références cinéphiles avec The Killer de John Woo entre autre, il détonne néanmoins dans la filmographie de QT. On peut citer par exemple la violence inhérente à Tarantino que ce soit dans Reservoir Dogs ou Les 8 Salopards en passant par Kill Bill qui est ici très distancié. Les cadavres ne sont ainsi jamais filmés et les gerbes de sangs sont rares comme pour marquer encore plus la rupture avec Pulp Fiction. Cette rupture s’accompagne aussi simplement de l’absence de récit chorale comme c’était le cas dans son précédent métrage, QT semblant absolument vouloir se détacher d’un effet de répétition. Ici la violence à outrance et les effusions sont remplacées par l’angoisse et les discussions de personnages usés, fatigués, la violence apparaissant plus que jamais comme une voie sans issue pour régler ces problèmes à l’image de Ordell piégé par le cycle de violence qu’il a lui-même mis en branle. Tarantino remet en cause la violence qui fait pourtant parti intégrante de ses films, dans Jackie Brown elle n’est ni esthétisée, ni jouissive. Froide, hors-champs, son absence participe à une démystification du gangster flamboyant. Ils sont tous plus pathétiques les uns que les autres avec en tête de gondole la figure du mafieux grandiloquent, Robert De Niro réduit à un loser au regard vide. À l’opposé, Tarantino filme avec tendresse les débrouillards pas méchant comme Jackie et Max. Ainsi cette quasi absence de la violence ne fait que mettre en exergue l’importance du dialogue. Dans les autres films du cinéaste le dialogue, outil de digression, mène presque systématiquement à une effusion de violence. On peut penser au début de Inglorious Basterds ou bien aux 8 Salopards entièrement construit sur ce principe, le dialogue amenant au dénouement sanglant. Ici, au contraire, le dialogue amène à une forme d’anti-climax dans la violence. Prenons la scène où Ordell va voir Beaumont, durant de longues minutes, Ordell négocie avec Beaumont pour le piéger, or ce piège une fois qu’il se referme est une exécution en plan d’ensemble, anecdotique. Dans Jackie Brown, Tarantino remet en cause la place du dialogue et de la parole, ainsi le maître de cette parole qui est Jackie Brown, puisqu’elle embobine tout le monde dans une toile d’araignée de logorrhées verbales, finit par littéralement tuer par la parole en criant "Il est armé !". La parole peut aussi se révéler dérisoire lorsqu’elle est vidée de son sens, c’est le cas entre le personnage de Mélanie et de Louis, lorsqu’ils parlent pour ne rien dire avant que Mélanie propose de "baiser" ou lorsque Louis tue Mélanie assommée par son discours sans fin, mais là encore la mort est hors champs, dérisoire, aussi dépourvue de sens que leurs dialogues.


Jackie Brown est un film charnière dans la carrière de Tarantino, son film le plus romantique et mélancolique mais aussi une oeuvre réflexive sur la carrière de son auteur à la fois sur les films qui le précèdes mais étonnement aussi, qui le succèdes, comme une parenthèse plus mature et posée, le temps de poser un regard différent de son habitude. C'est aussi le premier volet d’une trilogie mettant en premier plan une femme forte avant Kill Bill. Jackie Brown peut être vu comme la version désenchantée de Kill Bill, Jackie finit seul là où la Mariée retrouve sa fille. Alors pourquoi Max Cherry ne l’accompagne t’il pas ? Et bien peut-être tout simplement parce qu’il a déjà vu la fin du film, puisque la musique indique que c’est Jackie Brown qu’il va voir plus tôt dans le récit. Trop vieux et trop usé pour changer le destin, il laisse passer sa chance et Jackie la saisit. Comme la violence qui au lieu de trouver une issue jouissive se trouve être déceptive, la romance entre Max et Jackie est écourtée, rattrapée par le réel et ses hésitations qui laisse filer le temps et les opportunités.

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le 15 juin 2016

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