Jauja débute comme une fresque historique minimaliste, qui retrace le quotidien d’un père et sa fille, d’origine danoise, dans un campement en Patagonie lors de la Conquête du désert à la fin du XIXème siècle. La minutie de cadrages pour la plupart fixes, larges et frontaux, s’accompagne d’un travail d’orfèvre sur la lumière, et tend vers une théâtralisation paradoxale des espaces infinis du désert, que les postures artificielles adoptées par les interprètes ne font que renforcer. L’impression d’immobilité et d’étouffement émanant de cette succession de tableaux est d’autant plus fascinante qu’elle laisse sourdre l’esquisse impalpable d’un mouvement intérieur (les premiers émois d’Ingeborg réfrénée par son père), l’évanescence d’un ailleurs ouvert à toutes les conjectures (l’étrange rumeur autour de la disparition d’un soldat), donc l’imminence d’un changement. Et de fait, quand Ingeborg prend la fuite avec son amant dans la pampa, son père part à sa poursuite, en solitaire, les armes à la main.


Dès lors, si le récit emprunte une trajectoire toute westernienne, l’aspect à la fois ascétique, minéral et cotonneux de la quête du père plonge dans un état second, entre hypnotisme et léthargie. Alonso s’astreint à filmer un corps solitaire condamné à se mouvoir dans un espace sans fin, trouant néanmoins à deux reprises cette belle ligne claire par l’incursion d’une violence aussi brutale qu’empreinte d’un certain mysticisme, relayé à travers d’énigmatiques figures d’autochtones. Il suffit, au détour d’un plan, que surgisse du hors-champ une main ennemie pour qu’un moment d’une raideur dénuée d’effusions dramatiques (l’agonie d’un homme) bascule dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté : désincarnée, presque spectrale, cette main sans corps reste l’une des visions les plus marquantes du film. Ainsi, par petites touches, le récit anticipe le virage inattendu opéré dans son dernier tiers, esquissant un univers où le réel et l’imaginaire, comme la vie et la mort, participent d’un même moment en suspension.


La quête d’épure de Jauja, son état de stase, sont reconduits par le motif de la liquidité qui empreint de manière sous-jacente, par-delà la sécheresse de style et la concrétude aride du désert filmé, la totalité du métrage. Telle une émanation obsessionnelle, l’eau est un pont qui néglige les frontières humaines. Elle relie l’aspect matériel, palpable, sensible du film (se désaltérer, se rincer le visage et la nuque à l’orée d’un ruisseau, ou se masturber dans une mare participant, dès lors, d’une même connexion à la nature) à sa dimension symbolique (le chien et la figurine, indices ouverts sur l’imaginaire, émergent du fluide aquatique pour, in fine, s’y dissoudrent). Et qu’importe si l’épilogue apparaît de prime abord comme une facilité, car Jauja reconduit par ses deux derniers plans, à la faveur d’une sublime liaison en fondu, une poésie sidérante de beauté qui invite à reconsidérer l’intention de la séquence : nul besoin de sommeil pour convoquer l’imaginaire, quand celui-ci peut émerger, les yeux grand ouverts, à la surface même du visible, affleurant au détour du quotidien dans l’ondoiement d’une mare peuplée de mystères.


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le 18 avr. 2015

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