Cinq ans avant Je t'aime, je t'aime, Alain Resnais donnait à Muriel le sous-titre suivant : Le temps d'un retour. Cela aurait très bien pu être le sous-titre de Je t'aime, je t'aime, oeuvre homérique à n'en point douter, Ulysse étant le personnage archétypale du retour... retour à Ithaques. Ici, ce n'est pas le lieu, mais bien le temps qui constitue le sujet du retour. L'oeuvre est donc, quelque part, proustienne. Cependant, arrive-t-on à la conclusion de Proust, le temps est-il retrouvé ? Je ne crois pas ici. C'est une exploration vertigineuse de ce qu'est le souvenir. Le déroulement du temps. Il y a une tonalité assez comique ici, apporté notamment par l'excellente écriture du film, de Jacques Steinberg, qui contraste beaucoup avec Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour, qui manque de sens de l'humour (ce n'est pas un défaut, en soi). Ici, le personnage de Claude Rich apporte ce trait d'humour par son cynisme exacerbé ; et cet humour est au service d'une très grande réflexion métaphysique, ce qui est l'un des points de décalage les plus importants à mon sens entre Resnais et les autres cinéastes de la Nouvelle Vague.
Car c'est un film profondément métaphysique. Ce n'est pas un film de SF par hasard. Resnais ne questionne pas l'origine du monde, mais l'origine de notre monde. L'origine de nos souvenirs. Nous forgent-ils ? Peut-on les retrouver, les saisir véritablement ? Sont-ils le lieux de fantasmes, comme nous le montrera Tarkovski quelques années plus tard dans Solaris ? Ce qui est sur, c'est que Resnais nous montre bien à quel point nous ne vivons plus dans le présent, et ce depuis longtemps... Nous sommes soit happé par l'avenir, et l'avenir devient notre présent dans un monde de constante projection. Soit, nous nous enlisons dans nos souvenirs, dans une complaisance de la souffrance passée, qui devient là aussi notre présent. Mais jamais nous ne vivons le présent. C'est une thèse assez Augustinienne, et Resnais d'ailleurs est un peu augustinien dans le sens où il ne nous dit pas ce qu'est le temps, il l'examine seulement. Et Saint-Augustin disait qu'il s'avait ce qu'était le temps quand on ne lui en parlait pas, mais que dès qu'on lui en parlait, il ne savait plus le définir. On a des preuves de l'existence du temps ; mais il y a une impossibilité de le définir. Alors, Resnais l'explore...
Le montage ici est tellement extraordinaire qu'il nous fait ressentir tout cela, tout ce vertige temporel. J'aime cette scène de l'horloge parlante, où Claude Rich dit qu'il sera toujours 3 heures, dans un an, il y a un an, dans un siècle... L'homme a créé le temps. Comme le dit Willem Dafoe dans Si loin, Si proche de Wenders, "Le temps est un serviteur, si vous êtes son maître. […] Nous sommes les créateurs du temps, les victimes du temps et les tueurs du temps." Resnais explore aussi, comme le fait Thomas Mann, à quel point le temps passe vite quand on s'ennui, et non l'inverse ; car la monotonie, c'est vivre tout le temps le même jour. C'est donc être arrêté.
Le montage est extraordinaire, il est pensé, il sert une idée, un imaginaire aussi. Resnais capte des moments d'ennui. Et c'est comme cela que Resnais capte l'intérêt du spectateur, ce qui est très fort. L’imaginaire s’impose aux personnages, à Claude Rich, et donc s’impose à nous. La représentation de la vie irrégulière est au coeur du film de Resnais ici, qui, justement, grâce à ces moments de stase, d’ennui, créé chez ce personnage une forme d’appel d’air où va s’engouffrer l’imaginaire du spectateur.
On ne peut pas retrouver le temps. Il est toujours là ; on ne vit que pour lui, que par lui. Il nous détruit et nous ronge. Dans ce cas-là, rangeons nous plutôt du côté d'Aliocha, dans l'épilogue absolument magnifique des Frères Karamazov, qui nous dit : Sachez donc qu’il n’est rien de plus noble, ni de plus fort, ni de plus sain, ni de plus utile dans la vie qu’un beau souvenir, surtout s’il remonte encore à l’enfance, à la maison paternelle. On vous parle beaucoup de votre éducation mais un tel souvenir ,beau, sacré, qu’on garde depuis l’enfance, est peut-être la meilleure éducation. Si l’on emporte beaucoup de ces souvenirs dans la vie, on est sauvé pour toujours."
Nous avons créé le temps ; maintenant, le temps nous créé. Resnais explore avec brio, voire génie, les causes et les terribles conséquences du temps. Grande oeuvre de cinéma, ainsi que de métaphysique.