La rencontre entre le Fantastique et le cinéma français a souvent pris la forme d'un rendez-vous fortuit. Si l'histoire a retenu quelques contre exemples mémorables, force est de constater que ces pépites trahissaient davantage le goût éphémère d'un cinéaste pour une aventure surnaturelle ou science-fictionnelle, qu'un véritable désir d'inscrire son oeuvre dans l'univers fantastique. Un attrait momentané à défaut d'une attirance durable que l'on retrouva paradoxalement en France dans le cinéma d'auteur, à l'image d'un Godard ou d'un Truffaut, réalisateurs au milieu des années 1960 de deux classiques de l'anticipation : Alphaville et l’adaptation de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury. Or d'une Nouvelle vague à un Nouveau cinéma, il n'y a qu'un pas. Il est dès lors peu étonnant de voir apparaître dans cette liste des cinéastes français ayant touché au Fantastique le nom d'Alain Resnais. Souvent teinté de surréalisme et d'onirisme, sa filmographie reste marquée par un essai de pur science-fiction, scénarisé par un spécialiste du genre, l'auteur de nouvelles Jacques Sternberg : Je t'aime je t'aime.

Un jeune homme prénommé Claude Ridder (Claude Rich) est à l'hôpital après une tentative de suicide. A sa sortie, celui-ci est approché par deux inconnus qui lui proposent de venir une journée au centre de recherche de Crespel. N'ayant rien à perdre, Ridder accepte. Ce dernier a été sélectionné par ces scientifiques pour participer à une expérience hors du commun : voyager dans le temps, car comme le déclare lucidement Ridder lui-même, sa qualité de « volontaire qui ne tient plus à la vie » fait de lui « le cobaye idéal ». En guise de première étape, les physiciens vont le transporter d'une année dans le passé durant une seule minute, le jeune homme devant revenir normalement soixante secondes plus tard, le 5 septembre 1966 à 16 h. Mais l'expérience ne se déroule pas comme convenu. Un dysfonctionnement lui fait revivre des moments aléatoires de son passé sous forme de flashbacks : de sa rencontre avec son ex-petite amie Catrine (Olga Georges-Picot) jusqu'à son suicide provoqué par la mort accidentelle de Catrine.

Sorti six années après La jetée, ce film d'Alain Resnais n'est pas sans rappeler le photo-roman de son ami Chris Marker : un voyage dans le temps avec en guise de fil conducteur, le souvenir d'une femme, et une expérience scientifique dont la conclusion sera fatale pour le protagoniste principal. Mais à la différence du court-métrage de Marker, la thématique science-fictionelle de Je t'aime je t'aime se révèle plus en retrait, voire un prétexte pour le cinéaste d'Hiroshima mon amour. Le voyage temporel désordonné de Ridder lui permet plus d'inscrire son film dans le champ d'une expérimentation formelle inédite, à partir d'un montage « aléatoire » et en adéquation avec le récit, que de placer le long métrage dans un espace fantastique normé. Resnais semble d'ailleurs peu intéressé par les aspects scientifiques ou techniques (à l'instar de Ridder), le matériel utilisé ou la chambre de décompression étant finalement suffisamment rudimentaires.

Prisonnier et spectateur de sa destinée passée, le personnage principal revit de manière répétée et quasi-continu (2) les souvenirs qui le conduiront à sa tentative de suicide. Puzzle déconstruit où la chronologie des événements dépasse le cadre linéaire du récit traditionnel, le cinéaste nous invite à découvrir à mesure et au hasard la relation qu'entretenait Claude Ridder et son compagne Catrine. Forme se rapprochant autant du cubisme que du free jazz par exemple, Je t'aime je t'aime joue également avec le rythme accordé aux scènes répétées, le temps s'y voit ainsi à la fois allongé ou raccourci selon les besoins. Une musicalité visuelle où la scène de la plage, celle qui correspond à l'instant datant à l'année précédente, le 6 septembre 1965 à 16 h, devient le point d'ancrage ou le chorus de cette expérience tragique.

Non conventionnelle, l'histoire tirant sa source des émotions de Claude Ridder et de leurs répétitions, dégage une ambiance inquiétante et froide. Une opacité pourront néanmoins rétorquer les contradicteurs, tant la forme choisie peut lasser à terme le spectateur, et l'histoire d'amour présentée paraître des plus hermétiques. Initialement en compétition à Cannes en 1968, ce film méconnu d'Alain Resnais mérite amplement d'être redécouvert de par sa modernité formelle et son inventivité.
Claire-Magenta
7
Écrit par

Créée

le 10 mars 2014

Critique lue 300 fois

2 j'aime

Claire Magenta

Écrit par

Critique lue 300 fois

2

D'autres avis sur Je t'aime, je t'aime

Je t'aime, je t'aime
Deleuze
6

Je ne te hais point

A l’heure où tout le monde parle de ce Monsieur, je me sens terriblement exclu. Je l’aime bof bof. Ce qui m’a toujours travaillé chez Resnais, c’est la lenteur de son cinéma. Je n’ai rien contre les...

le 5 mars 2014

33 j'aime

14

Je t'aime, je t'aime
MrOrange
7

L'année dernière avec Catrine.

1968. Alors qu'une bonne partie des réalisateurs de la Nouvelle Vague partent au front filmer les révoltes de la jeunesse, Resnais reste dans ce qu'il sait faire de mieux : filmer des souvenirs, la...

le 5 août 2013

12 j'aime

Je t'aime, je t'aime
Matrick82
6

Jetée M

(Ça va, je suis fatigué) Un film original entrant en totale adéquation avec le style de la Nouvelle Vague. Le montage est le principal atout de cet OVNI cinématographique, porté à bout de bras par...

le 26 avr. 2015

10 j'aime

9

Du même critique

Low
Claire-Magenta
10

En direct de RCA

— Si nous sommes réunis aujourd’hui messieurs, c’est pour répondre à une question, non moins cruciale, tout du moins déterminante quant à la crédibilité de notre établissement: comment va -t-on...

le 7 mai 2014

20 j'aime

8

Sextant
Claire-Magenta
9

Critique de Sextant par Claire Magenta

La règle générale voudrait qu'un artiste nouvellement signé sur un label, une major qui plus est, n'enregistre pas en guise de premier disque contractuel son album le plus expérimental. C'est...

le 28 juil. 2014

18 j'aime

Y aura t-il de la neige à Noël ?
Claire-Magenta
8

Critique de Y aura t-il de la neige à Noël ? par Claire Magenta

Prix Louis Delluc 1996, le premier film de Sandrine Veysset, Y'aura t'il de la neige à Noël ?, fit figure d'OFNI lors de sa sortie en décembre de la même année. Produit par Humbert Balsan, ce long...

le 19 déc. 2015

16 j'aime

1