Ce n'est pas moi qui pleure, ce sont mes yeux !



C'est en ces mots qu'Ugolin, jeune paysan sale comme un mineur sorti des corrons de Zola résume, à sa manière, la tragédie de son existence. Sa phrase, presque pléonasmique, illustre aussi toute la poésie du film, une poésie du mistral, de la Provence, des choses simples, paysanne, champêtre et tragique comme les tragédies antiques.


Ce qui frappe dans le film de Claude Berry, c'est sa photographie ; des couleurs jaunes, des bleus profonds, des rouges puissants, un paysage aride, sec, minéral, à la fois enfer et paradis. Dans ce bout de Provence, pourtant à quelques encablures de la rutilante Marseille, tout est difficile. La vie paysanne est rude et les braves fermiers portent sur leurs visages les stigmates de leur laboure, de larges sillons, des rides épaisses sur leur peau noircie par le soleil et le vent. On croirait du Corot. Puis lorsqu'ils parlent, c'est comme s'ils chantaient, avec cet accent chatoyant, ses voix graves et mélodieuses, ponctuées par le bruit des cigales et d'une bande originale ample, lyrique et splendide. Et puis il y a ces noms qui sont évocateurs de ce sud magnifique : Piquebouffigue, Soubeyran...


Dans un tel cadre, entre enfer et paradis, le film installe sa tragédie, méditerrannéenne et donc antique. Il tire sa substance dans Marcel Pagnol, qui avait écrit et réalisé un film plusieurs décennies auparavant adapté de ses propres écrits. Et qui de plus méditerrannéen que Marcel Pagnol ? Tout dans son oeuvre transpire le sud, mais un sud tragique, contrasté, de splendeur et de misère, un sud latin.


Le film évoque une paysannerie aujourd'hui presque disparue, une époque où l'amour des choses qui poussent se concrétisait par des mains épousant la terre ocre et meuble. Le film d'ailleurs illustre la fin de cette époque où l'homme et la nature vivaient en harmonie par le personnage de Jean de Florette, incarné par un Depardieu poétique, homme de la ville, homme de progrès mais bossu (donc malfaisant, comme l'intelligent mais laid Quasimodo de Victor Hugo), venu révolutionner cette paisible Provence.


Et cela ne plait pas à Papet (César) et Ugolin, les deux représentants des Soubeyrand, la famille voisine de Florette. Le vieil homme, interprété par un Yves Montand magistral, et son neveu, décident de boucher la source, potentielle richesse du terrain de Florette. Ils lorgnent sur ce lopin de terre prospère dans un pays où l'eau est plus rare que l'or des moissons et de la nature, intégralement jaune. Les voilà qui bouchent la source, complotent et bercent sournoisement de certitudes l'ambitieux Jean de Florette. Celui-ci, ne parvient pas à ses fins, confronté à l'aridité de la région, au sirrocco, aux orages. Il s'en remet aux Dieux, dieux tragiques et cruels de la Méditerrannée qui tiennent tant les destins des hommes entre leurs mains mortifères.


Et voilà que Jean de Florette meurt, sous les coups de son ambition et de sa technologie, écrasé par une pierre qu'il a fait sauté à coup de dynamite. La modernité n'aura pas eu raison de la tradition. Les deux Soubeyrand exultent. Ils rachètent la propriété et le lendemain on les entend rire comme des diables en débouchant la source sous le regard effrayé de la petite Manon, la fille de Jean de Florette, en pleurs.


Et toute la tragédie se met en place : Ugolin est pris de remords (Daniel Auteuil est stupéfiant de justesse) parce que Jean de Florette était son ami et pire, son cousin - ce qu'il ne saura jamais. Papet, lui, a tué son fils, et ne l'apprendra qu'à la fin du second volet de la saga, dans un retournement d'une tristesse infinie. La terre est cruelle, les dieux le sont aussi. Et, en songeant à Ugolin, qui dans le second volet, voyant Manon devenue femme, éprouve pour elle, le désir le plus ardent, lui, laid et sale comme un misérable, face à l'angélisme de Manon, on ne peut que constater l'immense chape de plomb qui pèse sur les personnages comme le soleil assassin de la Provence.


Jean de Florette, ce nom poétique et mièvre, ce nom à particule, annobli par les fleurs, seigneur des oeillets, maitre des lapins, comte des Romarins ; par ce portrait des paysans provençaux, le film de Claude Berry donne de la noblesse aux petites gens, portant sur leurs épaules des destins de héros tragiques et antiques sous des paysages aussi somptueux que crépusculaires.

Tom_Ab
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le 23 mars 2018

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