[contient des divulgâchages]


Absorbé par une route de terre sans fin, filant à travers une plaine grise et désertique entourée de lointaines montagnes, notre personnage avance dans son camion se confondant peu à peu avec un grandiose paysage tibétain. Vent, froid, poussière, sont les éléments qu’il rencontre dans un véhicule si petit face aux vastes étendues qui séparent les villes de cette région. Un film qui prend le temps d’installer son décor, de sentir le rapport entre la terre et notre routier, à l’allure débridée, lunettes de soleil, cheveux ébouriffés, écoutant une version locale d’O sole mio.


Deux événements perturbent ensuite son périple. Il heurte un solitaire mouton, puis récupère sa carcasse. Il prend un homme habillé d’une tenue traditionnelle quelque peu défraîchie en stop. Alors, il tente de lui chanter la même chanson qu’il écoutait peu de temps avant, faisant connaissance. Celui-ci lui dit être à la recherche d’un autre homme encore, voulant le tuer, par vengeance. Une arme blanche à la hanche confirme ses dires. Troublé, notre homme l’amène tout de même à bon port dans la ville la plus proche. Ils se séparent. Notre routier s’en va tenter de libérer la conscience du mouton percuté auparavant, par un rapide rite au monastère, car ici toute forme de vie mérite d’être ainsi respectée, de pouvoir se réincarner. Reste alors un doute, faut-il laisser cet inconnu agir et commettre son dessein ?


Le spirituel marque profondément la trame de ce film. Nos deux personnages ne se rencontrent que brièvement, mais sont liés l’un à l’autre par un lien qui dépasse leur condition et ne peut nous être montré que par les images, transcendantes. Le routier part à la recherche de l’homme armé, qui paraissait si déterminé dans sa quête, prêt à tuer. Il croise les étapes physiques de son chemin, revit des moments presque identiques, avec certaines différences et nuances. La réalité grise du camionneur laisse place aux retours en arrière scénaristiques en noir et blanc anamorphiquement léchés de l’homme vengeur, et le lien de ces deux trames préparent à l’explosion de couleurs qui symbolisera l’union finalisée de ces deux âmes ainsi mêlées. La couleur, le jeu de différentes temporalités entre le chercheur et le cherché, la vie tibétaine marquée par le contraste de l’étendue sauvage face à la promiscuité du bar local, autant de langages qui forment les rapports des différents destins que nous suivons à l’écran.



« Si je te raconte mon rêve, tu pourras l’oublier ; si j’agis selon
mon rêve, sans doute t’en souviendras-tu ; mais si je te fais
participer, mon rêve devient aussi ton rêve. »



La conscience doit-elle nécessairement attendre la mort pour être libérée, est-elle condamnée à chercher indéfiniment sa place tant qu’elle vit ? Une fusion hâtive avec d’autres qu’elle-même serait-elle une solution ? En réponse se dessine une ode à l’empathie. Un des deux hommes ose remettre en cause un cycle inexorable de vengeance et de violence, tandis que l’autre se prend à imaginer le meurtre rêvé de façon plus vivante que ne fut le renoncement. Le soleil d’O Sole Mio se remet même à briller plus haut que jamais au dessus du sang versé, comme une tentative désespérée de remplir le vide, la distance entre les hommes, que cette route déserte était censée réduire.


Ce film s’ajoute avec brio à l’oeuvre de Pema Tseden, continuant à construire un cinéma avec des racines, un certain rythme, une façon de créer des images si particulières. C’est un art qui évolue et grandit toujours plus au-delà des frontières, vers le monde entier, malgré l’oppression que subit la région et son peuple dans la Chine actuelle. Le cinéma tibétain a de grands jours devant lui.

nrmlbp
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le 26 sept. 2020

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