A perte de vue, une route désespérément droite ondule sur un haut plateau tibétain. Un camionneur conduit son chargement de paille et de ravitaillement. Il a l’allure ébouriffée d’un baroudeur punk, habillé de cuir tel une rockstar tibétaine, lunettes de soleil sur le nez, collier d’ambre au cou, bague massive au doigt, et écoute « O Sole Moi » en version tibétaine sur une cassette fatiguée. Un bruit sourd sous les roues. Il vient de percuter un mouton dans un paysage sans la moindre trace de vie. Chargé sur le siège du passager, le mouton va devoir céder la place à un marcheur aux allures de mendiant, un poignard au manche d’argent à la ceinture. En fait, un homme de la région du Kham, depuis dix ans à la poursuite du meurtrier de son père qu’il cherche à venger. Voilà donc le camionneur reparti avec deux âmes en quête de rédemption : le mouton écrasé dont il va vouloir aider la conscience à franchir les étapes de la transmigration et l’auto-stoppeur en quête de la vengeance qu’exige sa tradition. Les hommes se séparent, chacun vers sa mission. En quittant le camion, l'étranger révèle qu’il s’appelle Jinpa. Comme le chauffeur.
Le film que le titre français présente comme un conte, va désormais osciller entre réel et surréel, et l’on ne va jamais être vraiment sûr de ce que l’on voit dans cette sorte de fable bouddhiste fondée sur l’illusion. Des scènes se reproduisent dans des temporalités distinctes. Tout cela n’est-il qu’un rêve? s'agit-il de souvenirs de vies antérieures, ou d'univers parallèles?
Nous ne nous aventurerons pas plus loin dans l’exégèse. Il faut sans doute des clés de compréhension culturelle pour prendre la mesure de la profondeur du récit. Mais sans être connaisseur des croyances bouddhistes, cela n’empêche le film de Pelma Tseden de séduire et captiver pour son mystère même et son ambiance particulière.
D’une durée d’à peine une heure et demie, Jinpa est un film lent, qui prend à juste titre le temps de dérouler posément son récit, accordant du poids à chaque détail, chaque mot ou geste. Le scénario agit comme un koan zen, posant une question sans réponse qui oblige le spectateur à réfléchir sur la question plutôt qu'à trouver la réponse. Ainsi que dit le proverbe tibétain placé en exergue :
« Si je te raconte mon rêve, tu pourras l’oublier ;
si j’agis selon mon rêve, sans doute t’en souviendras-tu ;
mais si je te fais participer, mon rêve devient aussi ton rêve. »


Pema Tseden parsème son récit d’indices pour que le spectateur trouve et interprète ce qui s’y passe. Il joue aussi de l’image avec des teintes irréelles, des passages au noir et blanc aux contours flous qui situent le film aux marges de la conscience et du songe.
Le film vaut pour ses qualités scénaristiques et d’interpellation. C’est aussi un superbe spectacle visuel remarquablement filmé. Picturalité des scènes de taverne à la manière de Brueghel ou du Caravage; paysages monochromes d’une très grande beauté aux allures kiarostamiennes, où se confondent les surfaces de la terre et du ciel infini.
Après le superbe « Tharlo berger», ce Jinpa camionneur démontre la puissance et l’originalité du cinéma de Pema Tselden et sa capacité à explorer des horizons cinématographiques différents, restant fidèles à son environnement tibétain. Preuves qu’il est en train de devenir un cinéaste asiatique incontournable. En attendant avec impatience la sortie de son dernier, «Balloon» où il s’attaque courageusement à la politique chinoise de l’enfant unique.

kinophil
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le 2 mars 2021

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