Un inédit de Park Chan-wook, même une commande, cela ne se refuse pas. Joint Security Area décrit jusqu’à l’absurdité la situation entre les deux Corées, dans un film d’enquête militaire atypique où l’amitié possible entre ennemis peut devenir la pire des fautes politiques.




Réalisé en 2000, Joint Security Area (JSA) reste, plus que jamais, d’une brulante actualité. Le nom dictateur nord-Coréen a changé mais le problème reste entier pour ce qui demeure une guerre toujours non-résolue depuis 1953. La tension est toujours là et ce casus belli de frontière et d’un pays coupé en deux aussi prégnant. La zone de frontière, une des plus militarisées au monde, est bien le symbole le plus criant de cet état de fait, de ce statu quo et ce n’est pas pour rien que le cinéaste situe son action dans cet endroit précis. 
Le film pose tout de suite le cadre : deux états antagonistes et ennemis, une frontière infranchissable des deux côtés, le meurtre de deux soldats coréens, un soldat sud-coréen coupable et une enquête indépendante menée par Sophie Jean, une major de l’armée suisse d’origine coréenne, chargée de faire la lumière sur l’incident – avec toute la difficulté de rester neutre dans un monde binaire qui ne l’est pas (« d’un côté, il y a les cocos, de l’autre, les anti-cocos » assène un officier sud-coréen, manichéen à l’image de tous)


Tout le début deJoint Security Area nous fait avancer sur des rails : le spectateur se voit plonger dans un film de de genre – l’enquête policière militaire – qui pourrait évoquer, par exemple, Basic ou Des Hommes d’honneur. Dans un lointain cousinage avec Rashomon, le film évoque les différentes versions des deux parties avec chaque fois à la clef, une fusillade dans un poste de surveillance dans la partie nord de la JSA, là où les deux soldats nord-coréens ont été tués. Petit à petit, le major Jean démêle le vrai du faux ; c’est brillant, c’est efficace, c’est carré, à défaut d’être vraiment original.


Mais la surprise est à venir…


Joint Security Area, pour décrire une situation absurde, ubuesque à plus d’un titre, va prendre un chemin moins balisé et sortir du film de genre. Une rupture de ton osée, mise en place dans un long flash-back qui va prendre à revers même le spectateur. La vérité sur l’incident est finalement tout autre que ce l’on pouvait imaginer (et si nous même spectateurs, avions une idée préconçue sur le film ?) : par une série de hasard, c’est bel et bien une amitié qui s’était créée entre des soldats nord et sud-coréens ; oui, les ennemies de toujours peuvent finalement s’entendre et s’amuser ensemble, un sentiment transgressif en somme. Park Chan-Wook décrit une parenthèse d’humanité dans un monde qui ne l’est plus, un début d’utopie sur un futur possible. JSA adopte ainsi un discours politique mais en prenant exemple sur un cas individuel, un destin intime perdu au milieu d'un vaste monde diplomatico-militaire totalement mécanique. La caméra se fait alors plus chaleureuse, plus proche des visages, abandonnant volontiers le champ/contre-champs pour des mouvements circulaires englobant les personnages, ennemis d’hier, dans un même plan : même si les réflexes idéologiques subsistent, le temps de quelques nuits passés dans un poste de surveillance, il n’y a plus de nord ni de sud, de cocos et d’anti-cocos mais juste des jeunes gens qui s’entendent bien.


La grande force du film, c’est justement de décrire la situation des deux Corées (un même peuple, deux pays) par l’absurde :  dans ce monde dévoyé et déshumanisé, l’amitié entre ennemis devient la pire des fautes politiques ; celle que finalement les autorités ne veulent pas voir et donc révéler ; celle que les protagonistes survivants ne peuvent pas assumer, préférant se suicider que d'avouer. Les soldats qui se sont liés d’amitié sont coupables de ne pas avoir respecté une règle binaire et inviolable, (« tu détesteras ton ennemi »). Dans un revirement des valeurs, leur sentiment positif et altruiste devient ainsi une faute qui peut mettre à mal tout l’édifice – d’où son grand pouvoir de dangerosité. Les soldats sont coupables, non pas d’avoir tués mais d’être devenus copains avant ; la violence du film (où finalement, les réflexes de peur de l’autre refont surface) nait de leur violation de la règle.


Joint Security Area est un film de commande, il sera amusant de chercher là la patte de Park Chan-wook, dont c’est ici le troisième film. Celle-ci sera à trouver dans le baroque des scènes de violence qui le rapprochent déjà stylistiquement de Brian de Palma. Le cinéaste coréen, et c’est un grief que l’on peut lui faire en général, en fait parfois trop, devenant un peu maniériste. Il ne peut s’empêcher aussi de charger un peu trop la mule sentimentale quand il s’agit de montrer à quel point les ennemis d’hier s’amusent ensemble. Destiné à l'international (déjà en 2000, le cinéma coréen avait le vent en poupe), le film souffre aussi d'un excès de didactisme quand il s'agit d'expliquer des épisodes de la guerre de Corée (notamment sur le passé secret du père du Major Jean). Ces quelques problèmes de dosage atténuent un peu la force d’un film qui choisit de parler de transgression, qui plus est en empruntant un chemin original.


https://www.benzinemag.net/2018/06/25/joint-security-area-un-inedit-de-park-chan-woo-sur-grand-ecran/

denizor
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le 24 juin 2018

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