La zone commune de sécurité en Corée est une frontière sous l’égide de l’ONU séparant le pays en deux. Il s’agit d’un des rares vestiges de la Cold War là-bas et fut créé à la fin de la Guerre de Corée. Il s’agit aussi du siège de la MAC intitulé Military Armistice Commission, un organisme responsable de l’accord cessez-le-feu qui représente l’arrêt des hostilités en période de guerre. Cette zone qui délimite la Corée du Nord et du Sud se nomme JSA, soit Joint Security Area. Le film dont il est question ici raconte un incident fictif survenu à l’intérieur de la JSA d’où son titre et impliquant de facto la commission de supervision des nations neutres (composée de la Suède et de la Suisse). De plus, Joint Security Area, lors de sa sortie, fut un véritable carton et signa le renouveau du cinéma coréen. Park Chan-wook, le réalisateur, se chargera ensuite de l’adaptation live du manga Old Boy, qui propulsera le cinéma sud-coréen au rang de la scène internationale. Heureusement, le film très axé sur la politique difficile entre les deux Corée et leur impact sur le globe débaroula dans les salles durant une période de détente en 2000 et fut l’un des premiers long-métrages à ne pas considérer les deux pays comme adversaires. Joint Security Area se targue donc d’un certain prestige relatif à ses conditions de sortie en plus d’ajouter a cela une distribution délicieuse comportant notamment Lee Byung-hun (que l’on retrouvera dans A Bittersweet Life) et Song Kang-Ho (flamboyant dans Le Transperceneige ou encore Memories of Murder) ainsi qu’une équipe ayant déjà fait ses preuves : Chan-wook aux commandes, évidemment mais aussi Kim Hyeon-seok au scénario et Lee Eun-soo à la production. JSA semble donc tout avoir pour plaire, qu’en est il exactement ?


Du côté Nord d’un poste de garde situé dans la JSA, deux soldats nord-coréens se font assassiner par balles par un soldat du sud prétextant avoir été fait prisonnier. Un important incident diplomatique est sur le point d’éclater mais afin de calmer la crise, la commission de supervision des nations neutres envoie Sophie Jean, une suisse d’origine coréenne afin de démêler le vrai du faux sur le terrain. Elle enquête immédiatement sur le sergent Lee, qui prétendait s’être échappé d’une séquestration et se rend compte sans effort qu’il n’a jamais été enlevé comme il le prétend. La suite s’arme de nombreux et longs flashbacks pour nous raconter la vérité sur cet incident qui aura coûté la vie à deux soldats nord-coréen.


Sous ces airs de thriller politico-militaire sentant bon les retournements de situation, Joint Security Area propose une véritable histoire indépendantes des axes de l’intrigue. Car cette dernière est simple : deux soldats sont morts à la frontière des deux Corée, on envoie quelqu’un de l’extérieur pour enquêter et on va savoir ce qu’il s’est véritablement passé. Du moins, il s’agit de la promesse du scénario, de la présentation de l’objet que ce soit dans son résumé, dans sa bande-annonce, dans son affiche et dans les trente premières minutes. Il s’agit pour autant d’un prétexte à l’implantation d’un drame entre différents soldats aux idéologies contraires et au passé difficile. Bien évidemment, à mesure qu’elle progresse, l’enquête de Mme Jean dévoile petit à petit le dessous des cartes, toujours en subtilité et en lenteur, nous offrant à plusieurs reprises l’occasion d’anticiper ce qu’il s’est véritablement passé dans ce foutu poste de garde, de chercher avec elle, de se poser des questions et de réfléchir. L’utilisation des flashbacks entrecoupée des enquêtes de Mme Jean permet cette interaction avec le spectateur par la montée du suspens et de l’expectative. Plusieurs pistes sont envisagées sur des bases toutes vérifiées et solides jusqu’à ce que les scènes dans le passé défilent et défaussent une par une nos suppositions. Ensuite vient la révélation finale, finalement évidente, logique mais aussi sans surprise et ce dans le bon sens terme car elle était finalement devant notre nez. On comprend ainsi le véritable fil des événements pour ensuite se reposer devant un épilogue lourd en émotion et en audace. La force de Joint Security Area, dans son scénario, c’est de marquer le spectateur en dehors de ce dernier. Ce ne sont pas les enchevêtrements et le final de l’enquête de Mme Jean, pourtant point de départ du film, qui sont importants, qui donnent au film sa pertinence, son intérêt, sa place mais bien les relations entre les personnages, leurs dialogues, leur évolution du début à la fin mais aussi leur singularité dans un contexte aussi politique. Parce que l’on comprend vite que le sergent Lee n’avait aucune raison de tuer les deux soldats nord-coréens. En vérité, l’un d’eux l’avait sauvé et s’était lié d’amitié ensuite avec lui. C’est cette tension politique, amicale et militaire qui règne en maître durant les longs flashbacks. Cette force qui lient des soldats de deux camps diamétralement opposés. Le tout sublimé par des jeux d’acteur crédibles mais aussi sincère et dynamique. Lee Byung-un, incarnant le sergent Lee (ils ont le même prénom, comme ça, on peut pas se tromper), donne l’impression de prendre un plaisir fou à jouer son rôle tant il s’investi dans le ton de sa voix, les mimiques de son visage, la pertinence de ses séquences d’émotion contre celles d’action ; il ne chante jamais faux à aucun moment. Le compliment est à renouveler pour Song Kang-Ho campant le général Oh de l’armée nord-coréenne, qui sauve le sergent Lee et devient son ami intime par la suite. D’ailleurs, le film ne s’arrête pas à l’enquête de Mme Jean, l’histoire se poursuit pour achever celle des soldats coréens impliqués et ce qu’il en advient de leur amitié si délicate. Il se termine ainsi sur une photographie magnifique illustrant tout le propos du film.


Joint Security Area réussi également dans son esthétique. Le climat du film est sans arrêt froid, sauf durant certaines scènes de joie et de bonheur, qu’il s’agisse de la météo, toujours grise et pluvieuse, ou les relations entre les différents pays ; les deux Corée voient d’un mauvais l’œil l’arrivée d’un agent suisse pour enquête à leur place tandis que les deux Corée susmentionnées ne peuvent pas non se voir en peinture. La photographie demeure donc dans une teinte grisâtre, froide et fade qui ne change qu’en de rares occasions. Les scènes de nuit sont également assez nombreuses et même si elles n’atteignent pas le génie de celles de A Bittersweet Life, elles sont d’une efficacité déconcertante. Joignant l’angoisse vespérale avec les tensions militaires accompagnant l’amitié entre les soldats coréens, elles permettent en général de maintenir le rythme et de continuer avec fluidité de raconter l’histoire. La séquence, notamment, où le pont séparant les deux côtés de la JSA est filmée de nuit lorsque le sergent Lee parvient à soit-disant s’échapper est d’une force poignante. Que ce soit les différents plans sur les soldats flinguant en masse ce qu’ils ont devant eux alors que la flotte tombe comme pas permis ou le gros-plan sur le visage du sergent Lee, une fois à terre, tous parviennent à donner au film une délicieuse saveur. Cela sert d’ailleurs plutôt bien les intentions du film car l’on parle ici d’une nation jugée dangereuse, très agressive, craignant un incident diplomatique mondial avec son homologue du sud ; c’est ce qui est à la base de tout le drame du film. L’esthétique ne s’en retrouve que plus réussie et accompagne ainsi le scénario dans une démarche crédible et immersive. Il est évidemment difficile d’imaginer, en tant qu’occidentaux, les véritables catastrophes qui pourraient survenir si un tel incident diplomatique éclatait mais aussi le caractère particulier des relations entre les soldats de deux Corée. Fort heureusement, Joint Security Area propose une approche si grandiose (et finalement assez loin éloigné de l’intimisme que l’on connaissait jusque là du réalisateur) que les enjeux sont sérieux, clairs et précis bien que notre méconnaissance général des faits peut, il est vrai, peut-être nous faire manquer le pouvoir de certains passages. Joint Security Area, en tant que film étranger, demande donc que l’on joue un minimum le jeu et que l’on s’immerge avec engouement dans son contexte.


Le film tire sans doute en longueur à certains moments, en nous montrant des scènes qui finalement ne font que renforcer un peu plus une idée déjà établie, déjà enclenchée et valide. En revanche, cela ne provoque ni l’ennui ni la lassitude mais un petit nombre de passages n’ont pas véritablement une nécessité propre et amène des situations auxquelles on a déjà adhéré. Le reste du long-métrage réussi sa maîtrise du rythme et du temps. Chaque séquence, qu’il s’agisse des flashbacks ou de l’enquête de Mme Jean sont étudiés minutieusement dans un temps suffisamment long pour l’histoire progresse convenablement et nous donner l’envie de retourner dans le passé ; ce qu’il se passe immédiatement. Correctement orchestré, Joint Security Area jouit ainsi d’un rythme soutenu, sans cesse dispatché entre deux timelines cohérentes et proprement imbriquées l’une dans l’autre. Bien évidement, jusqu’au début puis l’achèvement des péripéties de Mme Jean où l’épilogue se contente uniquement du présent. Une prouesse d’autant plus glorifiante qu’elle s’inscrit dans la carrière d’un réalisateur jugé plus ou moins médiocre jusqu’ici (peut-être était-ce dû à la production de ses précédentes tentatives) par ses pairs et son public. Park Chan-wook tire ici son premier grand film, le premier qu’il peut arborer avec le sourire et la fierté tout en ouvrant le cinéma coréen à une espèce de Nouvelle Vague inspirant Kim Jee-won qui travaillera avec Lee Byung-hun par la suite, notamment, mais aussi Na Hong-jin ou encore Bong Joon-ho pour ne citer que les plus connus. Joint Security Army perce ainsi un énorme nuage dans le cinéma coréen en proposant un spectacle grandiose, mais éloigné sur bien des plans aux blockbusters d’auteurs et aux blockbusters tout court, avec une réalisation dure, solide, parfois trash et sans aucune censure ni crainte. Cette marque de fabrique que l’on assimile désormais au » cinéma coréen » de manière générale trouve ses racines, entre autres, dans ce Joint Security Area estampillé Park Chan-wook. Des films aux mêmes ambitions sortent par la suite en masse, peu nous parviennent malheureusement même en fansub, créant un nouveau genre de cinéma, du moins pour nous autres occidentaux, que l’on appelle communément, on l’a déjà dit : cinéma coréen. Et rien que pour ça, Joint Security Area est intéressant à voir. Pour toutes ses qualités intrinsèques malgré quelques rares faiblesses mais aussi son impact dans la culture cinématographique et la politique coréenne de l’époque.


Il existe bien entendu un avant et un après Joint Security Area. Park Chan-wook, vraisemblablement parfaitement refait de son succès, continuera d’enchaîner les critiques élogieuses avec le sublime Old Boy ou l’ambitieux Mademoiselle sans oublier l’inquiétant Stoker et le très étrange Je suis un cyborg. À cela s’ajouteront d’autres réalisateurs, parfois proches de Chan-wook, qui proposeront de monter leur propre studio de production, de réfléchir à de nouveaux genres de films, de nouvelles opportunités et de cela naitra des chefs d’oeuvre comme The Chaser, A Bittersweet Life, New World et son final flamboyant, Castaway on the Moon ou encore Dernier Train pour Busan. Bien que Joint Security Army soit un pilier majeur du renouveau cinématographique coréen, il faut aussi avouer que Chan-wook s’est immensément amélioré depuis ce premier succès. Ses films suivant sont encore plus ambitieux, parfois plus violents aussi, et tentent de nouveaux thèmes hautement délicats. Il est donc recommandable de visionner la filmographie de ce réalisateur en entier pour comprendre tout l’enjeu de son travail. Joint Security Area reste l’un des premiers films à essayer de briser les codes, alors qu’à la base, ce n’était que l’adaptation d’un roman assez peu vendu. Et il les brise magistralement bien. Il suffit d’adhérer au cinéma coréen pour y plonger les deux pieds dedans.


https://raton-lecteur.fr/critique-cine-joint-security-area

Djokaire
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le 18 août 2017

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