L'annonce d'un film centré sur le personnage du Joker en solitaire et hors des connexions établies par un quelconque univers cinématographique fut à mon sens une nouvelle d'envergure. Bien qu'étant un peu inquiet, ce projet, annoncé depuis 2 ans maintenant, se montra de plus en plus intrigant et intéressant avec le temps. Avec entre autres Joachim Phoenix dans le rôle-titre et le légendaire Martin Scorsese à la production, cela ne pouvait qu'augurer du bon pour un objet qui semblait être un ovni cinématographique en devenir. Seule ombre au tableau, Todd Phillips à la réalisation avait de quoi questionner et inquiéter (réalisateur entre autres de la trilogie Very Bad Trip et de Date Limite). Cependant, après avoir vu le film et constaté qu'il l'avait coécrit, je pense que nous sommes là face à un homme ne s'étant pas trompé de métier. Je précise que certains spoilers seront présent dans ce qui suit. Ils serviront à suivre mon angle d'analyse, mais ceux-ci seront annoncés dans une zone de début et de fin des spoilers. Pour le reste je n'en dirait pas plus que les trailers qui annoncent déjà clairement la couleur (ne soyez donc pas étonné si nous nous attardons sur des plans très précis).


Concernant l'univers DC comics au cinéma (le DCCU), vous n'êtes pas sans savoir à quel point la production est en totale roue libre. À part un Man of Steel sympathique et un Batman v Superman qui, à mon sens, était vraiment très bon, rien ne semblait tenir la route et ce à tous les niveaux (je ne pense pas avoir besoin de résumer cela tant tout le monde en parle déjà beaucoup). En revanche, voir ce projet de nouveau long-métrage sur le Joker, censé être un "one shot" indépendant du reste des films produits à ce jour et semblant s'éloigner de l'univers de Batman, cela à de quoi redonner espoir. Une chose était absolument certaine, nous allions assister à quelque chose de différent et probablement innovant dans l'industrie cinématographique actuelle.


Ne passons pas par quatre chemins, comme vous le dira une bonne partie du public et des critiques, le film est excellent. Il s'agit probablement de l'un des longs-métrages de super-héros les plus osés et original de ces 20 dernières années avec The Dark Knight de Christopher Nolan. Il détruit les codes du genre pour en faire ressortir un film que nous pourrions grossièrement qualifier "d'auteur". Il s'agit d'une oeuvre destinée à diviser et qui ne plaira pas à tout le monde tant ses ambitions et sa vision sont à mille lieues du paysage super-héroïque et blockbusteresque actuel.


L'une des choses les plus fascinantes du long-métrage est probablement l'utilisation du personnage principal au sein même de sa diégèse. En effet, le Joker n'est ici que prétexte, je pense qu'il est très important de cerner ce point, car c'est ce qui fait toute sa force.
Nous suivons le personnage d'Arthur Fleck, comédien raté dérangé psychologiquement vivant avec sa mère âgée dans un appartement froid et triste. Le film nous conte en réalité l'histoire d'un homme que personne ne regarde, que personne n'écoute et ayant l'impression de ne pas exister. Il voudrait sortir de sa condition, mais souffre profondément du rejet général de la société injuste dans laquelle il vit. Comme il le dira lui-même, il pense être né pour offrir joie et rire autour de lui. Cet homme est humilié, meurtri et désigné comme faux coupable idéal de toutes les actions malfaisantes de son entourage.


Le public s'identifie à ce personnage, toute personne s'est un jour retrouvée dans une situation terrible où l'on voit le monde s'effondrer peu à peu. Nous sommes alors confrontés à cette envie de détruire tout ce qui nous entoure et de frapper les murs afin d'extérioriser notre rage et notre tristesse intérieure. Cette identification à Arthur Fleck est l'une des réussites les plus fortes du film. Nous ressentons sa solitude et son sentiment d'être perdu. Il est proche de franchir une ligne que chacun de nous pourrait finalement passer d'une certaine façon un jour : la ligne de l'acte irréversible et destructeur (quelle que soit l'action commise en question). Arthur Fleck subit le concept de l'errance ; cela de façon assez littérale dans la façon de filmer le personnage en déplacement constant. Todd Phillips et Joaquin Phoenix offrent un travail d'écriture et de jeu d'acteur fort, menant à la compassion et l'identification pour un moment de cinéma accrocheur et monumental.


Il s'agit d'une oeuvre profondément triste, sale et dystopique sur la vie et notre société contemporaine. Le long-métrage lui-même, bien que se passant dans les années 1980, se veut finalement assez proche de notre propre situation à nous (êtres humains vivants au capitalisme du 21e siècle). Les riches sont égoïstes et possèdent trop, c'est alors que la classe moyenne/pauvre se soulève. Cela n'est pas sans rappeler des mouvements tels que les Gilets Jaune en France ou d'autres actions de colère destructrice anti-gouvernemental se levant un peu partout dans le monde au moment où j'écris ces mots. Le film se veut profondément conscient de notre société contemporaine avec un message simple : le monde va mal.


Le Joker n'est encore une fois qu'un prétexte, il n'est que symbole de la folie s'enracinant en Fleck. Ses doutes concernant sa mère, sa propre vie, ses ambitions, une fille qu'il pense connaître et des collègues qu'il pense bien intentionnés. La figure du Joker n'est qu'un moyen pour décrire la vie d'un homme sombrant peu à peu dans le chaos, un chaos le menant finalement à faire le mauvais choix et laisser la folie, la tristesse et la colère l'envahir. L'évolution de son état mental est symbolisée à plusieurs reprises au cours du film par une montée ou une descente d'escaliers. Nous constaterons que chaque montée des marches (notamment dans le décor extérieur) sera synonyme d'amélioration pour Arthur là où la descente des marches démontrera une folie s'enlisant de plus en plus en lui. J'en prends pour exemple le plan où Joachim Phoenix descend un escalier de son travail et se met à taguer un petit écriteau sur le mur de manière à ce que la phrase "Don't Forget To Smile" devienne "Don't ** Smile". Nous constaterons également cela lors de la séquence (servant de plan promotionnel au film) dans les escaliers extérieurs où notre personnage est habillé en costume complet de Joker. Il est présent sur un palier relativement bas et assume pleinement sa condition de folie et le point de non-retour définitivement atteint. Cette ligne semblant inévitable au fur et à mesure de l'avancement dans la narration, Arthur est désormais perdu et le retour lui sera désormais impossible.
J'aurai cependant un petit reproche personnel à refaire sur cette dernière séquence où le personnage endosse finalement son costume et maquillage complet dans les escaliers. Contrairement au reste du film où le Joker ne sert que de prétexte, il est ici très iconographique. Nous sommes peut-être un rien trop présent face à une séquence où, malgré sa métaphore de descente aux enfers, le long-métrage nous montre un peu trop "Voici le Joker, celui que vous attendiez depuis le début". Cette scène (bien que très belle visuellement et symboliquement intéressante) se pose à mon sens un peu comme extérieure au propos de base du film, mais admettons-le, ceci n'est que du pinaillage.
Tant qu'à parler de défauts, je parlerai peut-être du fait que certaines références à l'univers comics sont mal gérées. Cependant, j'ai apprécié l'utilisation faite de certains personnages de l'oeuvre originale, notamment via Thomas Wayne, mais je n'en dirai pas plus ici.


Joachim Phoenix est monumental dans le rôle. Chacune de ses expressions est communicative et je défie quiconque en entendant les rires du personnage d'Arthur Fleck de ne pas ressentir comme un picotement dans vos joues. Le rire choisi par Phoenix (et plus généralement ses expressions) est communicatif. C'est bien là que réside la preuve des capacités de cet homme qui est sans aucun doute l'un des plus grands acteurs contemporains. Je ne vois que dire de plus à son sujet qui n'a pas déjà été dit tant il est superbe dans le rôle et nous offre ce qui sera sans doute sa meilleure prestation à ce jour.


DEBUT SPOILERS :
À l'image de Batman, Arthur Fleck veut être un symbole. Il atteindra son objectif lors de la séquence magistrale du plateau TV. Suite à un discours criant de vérité sur la politique mise en place à Gotham il abat le présentateur joué par le légendaire Robert De Niro. On ne peut s'empêcher de prendre parti pour lui malgré le meurtre qu'il commettra par la suite. Il devient ainsi un symbole involontaire d'une révolution en marche et de mouvements de colère. Il va représenter une certaine justice à suivre pour une partie des citoyens, de la même façon que Batman, mais sur un autre plan. Le long-métrage évite avec intelligence l'erreur qu'aurait été de faire d'Arthur Fleck un meneur ou un chef de gang. Il n'est que le symbole malgré lui du citoyen anéanti faisant un choix. Le film s'ouvre sur un personnage voulant essayer de sourire naturellement, mais en est incapable et se conclut sur Fleck ayant fait exploser toute sa folie et sa tristesse. Il termine donc en un sourire profond et sincère, contemplant ce qu'il a accompli malgré lui de la ville et de lui-même. Il se sent enfin quelqu'un, accomplissant finalement une certaine quête du héros.
FIN SPOILERS !


Le Joker arrive ici à exister sans Batman - contrairement au film Venom (2018) qui n'arrive pas à se justifier sans Spider-Man (rien avoir en terme qualitatif soyons bien d'accord). Si l'on veut creuser sur le passé du chevalier noir, nous pourrions le comparer à Arthur Fleck. Bruce Wayne a vécu des choses horribles et fera le choix d'en faire une force. Il a été aidé par Alfred, son majordome, et n'était donc pas seul. Il combattra le crime en se mettant comme mot d'ordre de ne pas tuer. Il pourra compter sur ses précieux alliés afin de l'aider à maintenir au mieux son équilibre psychologique et à ne pas franchir la ligne. Il a réussi à faire le bon choix.
Arhtur Fleck n'a rien ni personne capable de le comprendre ou de l'aider. Il est seul, seul dans sa folie le rongeant jour après jour. Ayant une vie triste, solitaire et dure il finira par passer cette ligne. Il aura finalement une réflexion philosophique sur la noirceur du monde assez semblable à Batman, mais fera le mauvais choix.


Il est finalement assez dur je me rends compte de parler de ce film par écrit tant il y a de choses à dire et analyser. Je ne suis d'ailleurs pas certain que la critique écrite convienne à ce genre d'oeuvre. Retenons en tout cas à quel point une oeuvre semblable est à soutenir. Dans une époque ou Marvel détruit le cinéma super-héroïque et que Hollywood plonge le blockbuster dans l'eau depuis 10 ans, Joker représente le coup de pied dont l'industrie a besoin.
Un long-métrage unique, intelligent et s'adressant pas à un public simple d'esprit. Un bouillonnant hommage au cinéma de Scorsese et notamment Taxi Driver. Il s'agit tout simplement du film que l'on attendait plus. Il a dépassé toutes mes espérances et je pense que théoriquement le terme chef d'oeuvre est d'application tant cette oeuvre à la possibilité de changer l'industrie hollywoodienne comme The Dark Knight l'a fait il y a 11 ans de cela.


Pour terminer, je dirai qu'il y aura très certainement un avant et un après Joker. Il faut soutenir ce genre de production tant elle peut mener à un nouveau genre et au renouveau du blockbuster hollywoodien et au cinéma super-héroïque. Ce dernier étant souvent décrié par beaucoup par mauvaise foi. J'ose placer mes espoirs et me dire que cette oeuvre sera le renouveau à tout cela et nous offrira non pas ce que le public veut, mais ce dont le public et l'industrie cinématographique ont besoin.

Vladimir_Delmotte
9

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le 5 oct. 2019

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