“Is it just me, or is it getting crazier out there?”
Tiraillé entre sa réputation d'œuvre toxique et irresponsable et son ovation de huit minutes lors du dernier Festival du Film de Venise, l’origin story consacrée au nemesis de Batman est arrivée dans nos salles comme une bombe, un cocktail enragé supposé confronter les morales et éteindre les rires. Nageant dans la douleur et la nicotine, le film de Todd Phillips trouve en vérité toute sa puissance dans l’interprétation hypnotique de Joaquin Phoenix, irréprochable comme à son habitude (sinon plus encore). Plus saisissant que jamais, le comédien fait du personnage brimé et maltraité d’Arthur Fleck un cauchemar tragicomique, un comédien raté dérangé, pitoyable, dévoré par un Gotham pourri dans lequel son rire grinçant et malade sonne comme le dernier réflexe névralgique de l’âme face à la noirceur de la réalité.
S'il convoque “The King of Comedy” et “Taxi Driver” de Scorsese dans sa quête intime d’une justice et le lâcher-prise total de ses esprits tourmentés, “Joker” rappelle également “Network” de Sidney Lumet dans son attaque frontale d’un système médiatique narcissique et sensationnaliste, qui se moque du marginal et le ratatine en le caricaturant bouffon. La lente descente des marches de la folie du plus triste des clowns s’achèvera dans le sang. Face au manque suicidaire d’attention de cette société nait la mythologie du Joker : un agent du chaos à la silhouette de messie pour les opprimés et oubliés, en quête de révolution en ces temps incertains. Le décalage, jusqu’au glissement. Peu subtil, mais pourtant fracassant.
Incendiaire, “Joker” retentit comme une onde de choc, la prestation de Phoenix comme un séisme. De l’homme ou du système, qui est le plus fou ? Aucune réponse ici, si ce n’est ce constat, glaçant : que tout est noir dans un monde sans raison qui a oublié comment rire, et peut-être même comment vivre.