On a lu qu’il y avait un classique en devenir, le chef d’œuvre qui marquerait la fin d’une décennie, une prestation époustouflante, Joaquin Phoenix livré à corps perdu dans les méandres de la déchéance morale. On a lu beaucoup, beaucoup d’adjectifs mélioratifs, beaucoup d’enseignes, beaucoup d’expressions choisies, beaucoup d’expressions toutes faites, beaucoup de termes désincarnés par leur manque d’appartenance à une voix distincte. Une abondance de superlatifs aura sans doute beaucoup pallié au manque d’argument. C’est que l’extase généralisée devant le film a donné l’élan au besoin de faire savoir qu’on l’avait vu avant les autres, qu’on l’avait aimé avant les autres. Au cas où celui-ci finirait chef d’œuvre d’un siècle, laissant scintiller dans l’histoire du cinéma sa ribambelle d’oscars, les premiers à l’avoir commenté resteront persuadés d’avoir été les témoins légitimes d’une phase de l’évolution d’Hollywood.
Pourtant le film est bon, juste bon. Le film est bon mais qu’en dire de plus ? Il est bon parce qu’il définit son cadre, bien pesé, bien interprété, balancement parfait entre le spectacle et l’intime. Mais à l’image d’un film proprement délimité, beaucoup de ses critiques se confrontent à la limite des mots justes pour l’évoquer. Le film est bon par son bon équilibre des éléments, sa capacité à ne pas sombrer dans l’emphase, Joaquin phœnix est bon oui, mais plus sérieusement, qui en doutait ? Plusieurs Joker ont été invoqués par le cinéma : politicien véreux et criminel notoire chez Tim Burton, anarchiste éclairé chez Christopher Nolan, maquereau tortionnaire chez David Ayer. À la suite de quoi Joaquin Phoenix remplit admirablement sa tâche, peindre les traits fondateurs d’un homme qui doit éveiller passion et compassion. Mais au vu de tout cela une question demeure : pourquoi tant de bruit devant un objet dont la qualité filmique est simplement d’être bien pesé ? C’est probablement que la plus grande réussite de ce Joker fut d’appartenir plus que jamais à son temps. Alors que l’expressionisme allemand devinait dans la crise psychique, sociale et économique la montée du nazisme, ce Joker a su portraire le même invisible : l’inconscient collectif de son époque. Le personnage principal, en comédien raté affecté d’un rire nerveux et pathologique, parvient à capter dans son handicap et son mal-être la maladie de ceux que le dédain médiatique a fini par désincarner et dans le pire des cas, par rendre muets. Alors ce Joker est-il un M le Maudit mis à jour par une nouvelle pathologie début de siècle ? En tout cas, le succès du film de Todd Phillips repose probablement sur les mêmes fondations qui ont fait du film de Fritz Lang l’objet du culte que lui vouent autant historiens et cinéastes : c’est cette capacité à convoquer et comprendre les troubles d’une époque, et ce au point d’en conclure une prophétie dont la sonnette d’alarme retentit grâce à la rigueur du plaidoyer. Tout le monde s’y reconnait, parfois inconsciemment. Celui qui a peur des émeutes et celui qui les revendique. En invoquant cette gravitation autour de lui, en invoquant l’osmose des inconscients collectifs, Todd Phillips rassemble dans une période où le virus médiatique explose l’unité. Alors le film devient lui-même un peu Joker, on l’entoure, on l’interroge, on l’admire, on le suit en masse vers l’inexploré. On nous avait appris à nous morfondre, nous morfondre pour ne pas faire de bruit, pourtant voilà qu’une figure grossièrement fardée émerge de la masse informe qui colorait les bas-fonds, une figure qui n’a qu’un seul précepte : rire, et rire de tout. On ne répond peut- être pas mieux à la blague que par une autre blague, plus acide et plus mordante que la première. Devrions-nous pleurer ? Devrions-nous préférer nous apitoyer sur des sorts prédestinés ? Après tout, c’est peut-être là ce qu’on attend de nous. Un homme qui pleure s’occupe bien plus d’essuyer ses larmes que d’affronter leur cause. Chaque parti s’agence dans une course à l’émotion populaire. Qui nous fera le plus pleurer ? Le terroriste ? Le président ? Le dictateur ? Mais alors qu’une lamentation reste muette, le rire perce dans la nuit, perce les tympans. Et qui décide de ce qui est drôle ou non ? Une bonne morale ? Celle même que régissent les plus grands comiques de l’univers ? Macron mimant avec emphase le souci de la catastrophe écologique, singeant le tracas d’une Greta Thunberg ? Donald Trump et sa frénésie du tweet ? Maison Blanche, Élysée, les chapiteaux d’une parade carnavalesque où l’on se grime, où l’on sur-joue, où l’on travaille son numéro avec la plus fine des attentions. Parfois il y a des bourdes. Nous en rions. Pourtant ces bourdes là conduisent des drones en Iran, garantissent l’effondrement d’un écosystème, tirent dans la foule. Comme quoi, on peut bien rire de tout. Voilà ce qu’est le propos du Joker. Nos dirigeants sont drôles, mais alors, qui nous empêche de les imiter ? On y répond en déguisement, on se pare de jaune signalisation en France, on porte le masque à Hong-Kong, on devient clown à Gotham, une blague pour une autre peut-être, mais une blague qui peut faire mal, et après tout, pourquoi pas ?
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