Ever danced with the devil in the pale moonlight ?

ENFIN. Enfin. Joker de Todd Phillips est le film pour lequel j'avais le plus d'attente en 2019, peut-être même davantage qu'Avengers Endgame. Pour préparer sa sortie, je n'avais regardé aucune bande-annonce et limité le visionnage d'affiches ou d'images du film parues dans des magazines ou sur le net. Je voulais que tout soit une surprise, notamment chaque détail de l'interprétation de Joaquin Phoenix. Alors, quel est le résultat ? Il me paraît tout d'abord important d'aborder un sujet qui va être sur toutes les bouches : la question de l'interprétation du Joker. Mais une fois que vous aurez vu ce film, vous ne penserez plus à comparer, tant ces deux heures vont vous éblouir, vous déranger, et vous fasciner. Joker est sans aucun doute un chef d'œuvre de film de comics, voire un chef d'œuvre de film tout court, qui réinvente le genre en proposant quelque chose d'unique à l'impact et à l'intensité inégalés cette année.



Comment comparer ce Joker à ceux qui lui ont précédé ?



Cela parait impossible, tant cette interprétation se démarque des autres. J’ai toujours considéré que certains rôles de personnages de comics pouvaient être interprétés de multiples façons, sans jamais réussir à englober totalement leur complexité. Et ce n'est pas un problème. Les dimensions d’un personnage comme le Joker ou comme Batman sont si nombreuses que beaucoup de choix ont été fait dans leurs interprétations passées. Comment espérer incarner en deux heures à l’écran toutes les facettes d’un personnage que 80 ans de comics se sont évertués à développer ? Toutes les interprétations que nous connaissons ne se focalisent seulement que sur certains aspects de ces personnages, car il serait impossible d’adapter toutes leurs dimensions. C’est pour cela que les Joker de Nicholson et Ledger sont exceptionnels, car ils arrivent à incarner à la quasi-perfection certaines de ces facettes.


Prenez Batman. Michael Keaton, George Clooney, Ben Affleck et Christian Bale ont tous donné des interprétations extrêmement différentes du chevalier noir, qui pourtant sont toutes – dans une certaine mesure – fidèles à une partie de ce qu’est Bruce Wayne. C’est exactement la même chose pour le Joker. C’est un personnage fou, drôle, dangereux, criminel, sadique, dérangé, psychopathe, ridicule, violent, un clown intelligent qui a une perception profonde du monde qui l’entoure et de la société auquel il appartient, raison pour laquelle il s’attaque au seul symbole d’espoir et de justice de Gotham, une ville rongée par la corruption. Il choisit de voir le monde comme une blague parce qu’il est convaincu qu’il restera à jamais tragique. Il est cynique, sarcastique, et pragmatique dans sa vision tordue et dépressive du monde. C’est cette intelligence et cette conscience qu'il n'est qu'un rouage dans ce système qui le rendent si dangereux. Ainsi, comment espérer adapter tout ça ? C'est impossible. A travers toutes ses adaptations, on a pu voir d'excellents Joker. Un Joker fou, à la fois sadique et goofy avec Jack Nicholson ; mais aussi un Joker ultra-violent, criminel intelligent et sans pitié avec Heath Ledger. Un criminel de mafia impitoyable avec Jared Leto – seule version selon moi insuffisante – et finalement : Joaquin Phoenix.


Après avoir vu ce film, mon opinion personnelle est d’affirmer Joaquin Phoenix comme mon Joker favori. Celui que je considère comme le meilleur. Pourquoi ? Parce que de toutes les dimensions du Joker que j’ai décrites ci-dessus, il en incarne et interprète en profondeur une écrasante majorité. Il est objectivement le plus complet de tous les Joker déjà passés à l’écran, et ne survole aucune des dimensions qu’il souhaite incarner. Et même s’il manque l’affrontement direct avec Batman, le rapport avec Bruce, Gotham et la famille Wayne est bien présent, et brillamment réécrit par Todd Phillips. Rassurons les fans de comics, cette Origin story est différente mais parfaite, et totalement cohérente et respectueuse de la mythologie Batman.


Ce respect se manifeste entre autres dans le portrait de la ville de Gotham, qui n’a probablement jamais été aussi bien adaptée. Gotham est ce qu’elle est censée être. Une ville rongée par la lutte des classes, par le manque de dialogue entre les castes des plus riches et les citoyens les plus pauvres qui affrontent la violence des rues, la difficulté du quotidien et les crises sanitaires, alors que les élites se détachent de leurs problèmes tout en clamant vouloir les représenter. Le rôle des médias est également très présent dans le film : ils rappellent les enjeux politiques de l’élection du futur maire et expose tous ces problèmes. Plusieurs personnages sont des symboles de l’injustice à l’œuvre, et qui va finalement leur en coûter, comme Murray (Robert de Niro), les collègues d’Arthur, sa mère, ou de jeunes hommes d’affaires dans le métro. Nous évoluons donc dans une société hautement inégalitaire, injuste, où la violence est reine et solution aux problèmes citoyens. Les élites sont incarnées par Thomas Wayne, en totale opposition avec Arthur Fleck. Les quelques apparitions de la famille Wayne et de Bruce sont fortes et chargées de sens et de symbolique, tout le monde sachant ce que le petit Bruce va devenir, et le rapport qu’il va entretenir avec la ville. Tout, dans le traitement de l’univers, tombe juste. Visuellement, les couleurs et les ambiances de la ville accompagnent Arthur de telle façon qu’elle est un personnage du film à part entière. Le scénario, la mise en scène et le choix des personnages sont également excellents. Robert de Niro en Late Night host, la mère d'Arthur en catalyseur de sa perte de contrôle inévitable, et tous les personnages annexes contribuent grandement à la justesse du scénario.


Bien évidemment, le travail d’interprétation de Joaquin Phoenix dans ce film est incroyable et digne de récompenses. Il joue un Arthur Fleck qui n’arrive pas à trouver sa place dans une société en proie à des inégalités immenses. Clown de rue et comédien raté, handicapé par des crises de rires épisodiques, souvent à des moments inopportuns, malvenus ou tragiques, il se fait humilier, moquer, battre et torturer, jusqu’à ce qu’il réalise, petit à petit, qu’il ne trouve pas de place car cette société n’en laisse pas pour les gens comme lui. Fou, il inspire la peur, le rejet et le malaise autour de lui (et transmet toutes ces émotions au spectateur). Tout cela, ajouté à son handicap et à la découverte de son identité, va aboutir à la création de Joker. C’est une Origin story parfaite. Le chemin idéal vers la création d’un être vil et fou, terni par le temps et par le traitement que lui ont infligé la société, sa mère, et la destruction progressive de tous ses piliers : son travail, ses collègues qui le trahissent et l’excluent, sa carrière qui est moquée, sa famille qui l’abandonne, sa santé après que Gotham lui prive de quelqu’un à qui parler, ses rêves qu’il voit détruits par son idole. Et alors que tout s’écroule autour de lui, sans pitié ni pour sa détresse ni pour son handicap, il va sombrer, et tenter d’expier son malheur par la violence. Arthur Fleck va devenir, au bout d’une dernière demi-heure époustouflante et suffocante, le symbole de celui qui a survécu à l’injustice, qui l’a vaincu et qui s’est révolté, un sourire ensanglanté aux lèvres, au centre du chaos.


Pour revenir à Phoenix, son jeu, ses rires, et toutes les émotions qu'il partage sont puissantes et ne laissent pas indifférent. C’est l’une de ces fois où chaque scène peut vous mettre dans un état particulier. Malaise, tristesse, rire, fascination. Tout cela, accompagné par la musique incroyable et la mise en scène, donne un film qui engage le spectateur d’une façon unique. Le visionnage a réellement été une expérience comme j’ai rarement eu devant un film.


Même si je n'ai pas vraiment d'expertise dans l'analyse de la photographie, de la réalisation ou du montage, je trouve ce film très beau visuellement. Les ambiances visuelles, variant entre le coloré et le sombre, mais aussi l'ambiance sonore, sont belles, et la mise en scène permet une expérience quasi-immersive aux côtés d'Arthur Fleck. Le spectateur est avec lui, à ses côtés et dans sa tête, ressent les injustices qui lui sont faites, les humiliations qu'il subit. La dernière demi-heure et la fin du film sont si intenses que j'en étais scotché à mon siège. C'est à la fin du film qu'on se rend compte à quel point le Joker est un personnage iconique. Puissant, violent, chargé de symbolique.


Beaucoup verront dans ce film une critique du manque de dialogue et de la séparation entre les classes pauvres et les élites, notamment aux USA. Personnellement, je ne pense pas que cela soit la mission principale du film, même si cette critique existe. C'est un film éminemment psychologique, à propos de sa place dans la société, qui plus est une société inégalitaire, et sur ce qui peut faire vriller un individu qui n'arrive pas à trouver sa voie et sa place. C’est un film qui nous pousse à penser. Penser au nombre d’individus qui se retrouvent dans la situation initiale d’Arthur Fleck. Penser au fossé qui les sépare de la vie quotidienne que nous pouvons connaître, et penser à la violence qui peut naître d’une société comme la nôtre. Penser également au handicap, à l’acceptation et à l’intégration.



Cet état des lieux permet de réfléchir à ce qu’un film adapté de comics peut offrir



J’ai été le premier, après la sortie d’Avengers Endgame, à saluer et acclamer le succès de l’aboutissement du MCU, chantier historique de plus de 10 ans qui a réussi à construire un univers cinématographique unique, et à créer des moments de cinéma qui ont transporté des centaines de millions de personnes. Du divertissement à l’état pur. Cependant, de l’avalanche de films adaptés de comics qui s’est abattue sur nos salles depuis une dizaine d’années, tous studios confondus, très peu peuvent être considérées comme de Grands films, qui arrivent à transcender leur genre et à porter un message beaucoup plus profond que la simple promesse d’un excellent divertissement. Des films qui pourraient devenir le symbole d’un genre ou d’une génération. The Dark Knight, Black Panther, et après ? Depuis l’essor du MCU, il est entré dans la conscience collective qu’un film de comics est associé au terme divertissement. Un amalgame qui a provoqué que toutes les productions du genre tendent vers ce modèle, qui manie à la fois le grandiose et l’épique avec légèreté et humour. Joker est la preuve que le genre peut aller bien plus loin, et que le risque de proposer quelque chose de différent et de tragique vaut la peine d’être pris. Les codes du genre ne sont pas à proprement dits réinventés par Joker, mais il nous laisse découvrir une nouvelle sphère des possibles. Les adaptations de comics peuvent être dramatiques, graves, psychologiquement déstabilisantes, elles peuvent porter des messages sociétaux forts, elles peuvent être le miroir d’un certain type de société que l’on souhaiterait dénoncer. Elles peuvent faire peur, pleurer et crier. Un superhéros peut être un héros de film d’auteur. Après tout, ces adaptations sont devenues un genre cinématographique à part entière. Joker est la première marque de ce qui pourrait devenir l’avenir des productions Warner Bros et DC Comics, des films seuls et durs, films d’auteurs inspirés et voulant utiliser les comics comme un moyen de raconter quelque chose de plus profond.


Joker est au cinéma ce que Killing Joke est à l’univers des comics.


Déjà vainqueur du Lion d'Or de la Biennale de Venise, j'imagine que la route des Oscars est pleine de promesses pour Joker, et je vois difficilement comment quelqu'un pourrait chiper l'Oscar du meilleur acteur à Joaquin Phoenix.


En conclusion, ce film est une révélation de ce qu'une adaptation de comics peut être. Un récit puissant aux personnages profonds portant un vrai message et mettant en lumière de vrais problèmes, tout en honorant l'univers duquel il est issu. Merci à Todd Phillips et Joaquin Phenix pour cet excellent moment de cinéma, et pour m'avoir rappelé toute la richesse présente dans mes comics.



On parle souvent du sommet de l’iceberg mais rarement de ce qui se
cache en-dessous, de ce qui peut y conduire. Arthur est le genre de
type sur lequel on ne se retourne pas, voire qui pourrait se faire
marcher dessus. Avec ce film, on espère pousser les gens à aller
au-delà des apparences



Todd Philipps


Captain Grayson

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le 4 oct. 2019

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