Du pauv'clown un peu barjo au sanglant Spartacus de la Rome des temps modernes

Autrement dit Gotham City (New York, version Detective Comics).


Un joker, en anglo-américain, désigne un pauv'type ou pauv'mec ("a fellow, a guy, especially an insignificant, obnoxious, or incompetent person").
Et c'est bien comme ça qu'apparaît Arthur Fleck dans les premières scènes du film : un pauvre type pas méchant, un comédien qui aspire à faire du stand-up, mais qui, neurologiquement handicapé (il souffre de fous rires compulsifs), est contraint, en attendant que son numéro de one-man-show soit au point (et accepté dans les cafés ou salles de spectacles), de s'habiller en clown et d'animer les promos des centres commerciaux ou de distraire la galerie notamment dans les hôpitaux pour enfants ou les maisons de retraite. Hélas, il va arriver à ce "pauv'clown un peu barjo" toutes sortes de malheurs : être volé, tabassé, finalement perdre son job minable suite à un concours de circonstances qui le met en possession d'une arme ; tabassé une nouvelle fois, un soir dans le métro, le voilà en mesure de répliquer et d'envoyer ad patres ses 3 agresseurs, puis il prend la fuite sans se faire repérer... Et c'est pour lui le point de départ d'un complet revirement de comportement, d'une révolte qui va crescendo, d'autant qu'il est désormais privé des médicaments qui corrigeaient vaille que vaille son déséquilibre mental (car l'État ou la mairie vient de couper les fonds d'aide publique qui lui permettaient de les acheter), déséquilibre encore aggravé par la découverte de qui est véritablement sa mère.
Dès lors, il voit son existence non plus comme une tragédie mais comme une comédie sinistre ne méritant plus de sa part qu'un sardonique et sanglant sourire. Il emploiera le temps de vie qui lui reste à défier la loi ; à se venger de ceux qui l'ont ignoré, moqué, méprisé, piétiné ; à renverser l'ordre établi, la hiérarchie des riches, heureux et puissants de ce monde, laquelle est personnifiée pour lui par Thomas Wayne (+ sa femme Martha et son jeune fils Bruce), candidat à la mairie de la ville, dont sa mère ou supposée telle espérait follement qu'il les aide à sortir de leur misère.


L'histoire de ce Joker nous apparaît pathétique, déchirante et terrible, parce que, grâce à Joaquin Phoenix qui parvient à nous faire partager les affres, la colère, l'extrême solitude et l'irrépressible révolte de celui qu'il personnifie, on est très proches de ce "pauv'clown un peu barjo" précipité (autant qu'il se précipite) dans le pire, le meurtre, d'autres meurtres, la folie. On en accepte presque son point de vue - par ex. son cri d'exaspération devant la Une des journaux ("Et alors ? ! Ça ne fait que trois salauds de moins en ce monde et il en reste encore des millions!") -, ses pires excès. Et le vivant appel à l'insurrection qu'il devient.
C'est le grand mérite de Joaquin Phoenix (magnifique interprète et certainement pas un cabot comme je l'ai lu quelque part), mais c'est aussi celui d'un scénario très habilement pensé et construit de telle sorte que l'émotion du spectateur grandit progressivement pendant tout le film et qu'il ne sait plus trop distinguer la réalité de celui-ci de ce que le "pauvre" Joker se raconte dans sa tête. Pendant la projection, je jetais de temps en temps un oeil dans la salle : l'assistance, les femmes surtout, étaient suspendues à l'écran, pétrifiées, catastrophées, parce que ce qu'Arthur Fleck fait est horrible, monstrueux, inhumain et... en même temps terriblement humain. On ne peut s'empêcher de lui trouver des circonstances atténuantes, de comprendre comment et pourquoi il en est arrivé là... non plus que de penser qu'après tout, il ne fait que se détendre soudainement comme un ressort trop comprimé le fait et rendre coups pour coups, qu'il n'a pas inspiré la moindre pitié à quiconque, alors pourquoi aurait-il, lui, pitié ? Et que la spirale de violence, qui l'emporte et qui met le feu aux poudres dans toute la ville, est une fatalité de la vie, au même titre qu'un ouragan ou une éruption volcanique.
Oui, tandis que sa révolte déclenche la rebellion des autres malchanceux et ratés de l'existence, naît insidieusement, dans un coin de notre tête, de notre coeur, le sentiment qu'après tout, les très riches et très puissants (ceux qui secrètement méprisent, exploitent et écrasent) l'ont trop longtemps cherché et qu'il est grand temps qu'ils récoltent la monnaie de leur pièce. Du moins, à Gotham City. Que j'ai d'ailleurs trouvée plus vraie que nature.


Conclusion. Un des films m'ayant le plus remué, cette année. Quasi chef d'oeuvre.

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le 12 oct. 2019

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Fleming

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