Comme je ne suis pas franchement inspiré pour rédiger une critique fine et complète de ce désormais déjà célèbre Joker, je me permets ici de réagir aux critiques de mes éclaireurs.


A Larsen :


D'accord avec toi sur la mise en scène et le soin apporté à une ambiance de désolation très réussie. J'ajouterai que j'ai longtemps été perturbé par la bande-son originale (les autres morceaux, "Smile" ou "That's life" de Sinatra étant judicieux) à laquelle je n'ai réussi à m'habituer que tardivement, lui trouvant au départ quelque difficulté à s'accorder à l'ambiance du film.


Je te rejoins aussi sur ta très bonne analyse du film, mais j'apporterai les nuances suivantes : je ne définirais pas le personnage d'Arthur comme un malade mental de prime abord. Le traitement de son handicap est assez singulier dans le film, dans la mesure où l'on se rend compte qu'il est à la fois une cause et une conséquence de sa situation sociale et de la maltraitance qu'il subit. Il n'est pas fou, au sens où il n'a pas une maladie psychiatrique innée qui expliquerait son comportement chaotique : c'est ce qu'on a fait de lui qui l'a rendu comme il est, et ce détail donne un plus grand relief à son personnage. Arthur n'est pas traité comme un fou, un élément de la société classiquement considéré comme exogène, mais comme son produit fortuit. L'habituel lien de cause à conséquence est ainsi brisé.


En outre, je relativiserais la trajectoire d'évolution du personnage vers le criminel qu'il devient : il y a dans sa transformation avant tout un effet médiatique. Arthur ne devient pas Joker en tuant ses agresseurs de sang froid, par conviction politique. Il devient Joker parce que la société et les médias lui prêtent des intentions qu'il n'a pas. Il ne crée pas lui-même son symbole. Cette grille de lecture permet de donner une certaine profondeur à l'analyse, qui montre aussi la responsabilité des commentateurs qui cherchent régulièrement à récupérer un fait social à des fins politiques. Certes, le premier crime d'Arthur déclenche une guérilla urbaine, mais ceci est imputable autant à la situation sociale explosive qu'à l'interprétation coupable de l'élite politico-médiatique de Gotham. Il y a donc là de quoi conforter l'intérêt social du film.


Je te rejoins en revanche tout à fait sur la construction assez linéaire du film et, évidemment, sur la performance incroyable de Joaquin Phoenix.


A SergentPepper :


A mesure qu'il infuse et que j'échange autour de moi sur les multiples clés de lecture de Joker, j'en viens à partager ton grand enthousiasme pour le film. Comme d'habitude, je suis aussi très impressionné par la qualité de ta critique.


Celle-ci apporte à mon moulin, déjà copieusement alimenté, de nouveaux éléments : la solitude comme personnage et mécanisme principal du film ; le ressort du malaise, abondamment exploité et qui, il est vrai, m'a conduit plus d'une heure durant à ne pas vouloir assister à la scène suivante, tant j'anticipais sa noirceur et sa désespérance.


A ce propos, j'ai eu hier un échange passionnant avec @aria qui me confiait son ahurissement face à la réaction du public lors de la scène de la visite de ses deux anciens collègues : les rires spontanés de l'audience face à l'impossibilité pour l'un d'entre eux à quitter la pièce a révélé, avec une terrifiante acuité, le piège que nous tendait le réalisateur. En tombant dans ce piège grossier, Philipps révèle en nous (ou en tout cas en la partie de l'audience qui s'est gondolée sans pudeur) la part de Gotham, tant haïe par Arthur, qui nous habite : le mépris des plus faibles. Philipps fait sortir le malaise de l'écran pour l'incarner dans la salle et accentue ainsi la portée de sa critique. C'est très fort, d'autant que tout à fait calculé.


A Samu-L :


Tu évoques fort justement la parenté entre Joker et d'autres films de la période du nouvel Hollywood, comme notamment le culte Taxi Driver, mentionné également par @SergentPepper. Joker m'a surtout renvoyé à Bad Boy Bubby, le "film culte de Tarantino" comme aimait à le vendre les annonceurs lors de sa deuxième sortie en salles en novembre 2015. Le film de Todd Philipps, présente des similitudes avec celui de Rold de Heer, également primé à la Mostra en son temps : un héros inquiétant et dérangé, en quête de reconnaissance, élevé dans la misère sociale la plus abjecte, une esthétique de la décadence et de la saleté, une satyre violente du rapport de la société au handicap...


Joker y ajoute finalement, comme tu le rappelles, une fibre sociétale plus forte qui fait effectivement écho aux soubresauts de révolte - pour le dire pudiquement - que connaissent de nombreux pays ces dernières années, et en 2019 en particulier. C'est cet aspect là qui m'a peut être le plus dérangé dans le film : la continuité entre les images des Gilets Jaunes, des manifestants à Hong-Kong, et des autres manifestations anti-système ailleurs dans le monde et celles du peuple de Gotham me fait craindre une forme de démagogie de la part des producteurs. Je doute - un peu - de la sincérité de Philipps et des autres dans leur dénonciation facile (et manifestement lucrative !) des élites et du capitalisme dans une période où tout discours, toute action politique est sujette à remise en question voire à paranoïa. Qu'on ne se trompe pas : j'approuve largement les mouvements prodémocratiques, mais que des millionnaires, pas franchement rendus célèbres par leurs prises de position humanistes, en jouent me pose un peu problème.


A Guyness :


Comme @Larsen, tu soulignes les limites du film, qu'incarnent sa linéarité de l'action et certaines grosses ficèles de sa mise en scène, t'amenant à relativiser sa valeur au regard du genre dont il est issu. Je ne trouve pour ma part rien de rédhibitoire à ces limites. Sur l'aspect mise en scène, je te rejoins : il y a une frustration à se voir parfois prendre par la main pour nous signifier des choses déjà éminemment ostensibles (ex : les fantasmes d'Arthur n'étaient que des fantasmes). Todd Philipps a beau avoir fait émerger une matière bien plus intrigante que celle de ses derniers films, il n'est pas non plus le nouveau Scorcese, Dolan, Nolan ou que sais-je.


Concernant la linéarité du récit, je serais tout de même moins catégorique : celui-ci offre de nombreuses clés de lecture, une gradation sensible des moteurs de l'intrigue, une vision assez fidèle de la maladie mentale dont les manifestations pénètrent jusqu'à la cité de Gotham elle-même et j'aime la manière dont il pointe la responsabilité de la sphère politico-médiatique dans l'avènement de la révolte. Comme expliqué plus haut et dans d'autres critiques, certains mécanismes de l'intrigue exigent également une prise de recul du spectateur, le renvoient à sa qualité coupable de simple témoin et sollicitent sa prise de conscience. Ce n'est pas anodin.


A Amrit :


Tu espères voir en ce film un renouveau de l'âge d'or cinématographique et une ré-responsabilisation du cinéma hollywoodien face aux tensions qui traversent la société. Si je souscris à ton analyse sur ce film réussi, je ne partage pas ton enthousiasme quant à son impact sur la société des médias. Comme je l'ai dit juste au-dessus, j'ai du mal à évacuer tout soupçon de récupération mercantile derrière ce film. Je n'espère que me tromper.


Vous êtes en tout cas nombreux à revenir au genre dans lequel est censé s'inscrire ce film : celui des super-héros. Je partage avec vous un dégout consommé des dernières productions de ce registre qui inondent sans discontinuer nos salles, et boude depuis deux ou trois ans l'essentiel des dernières productions Marvel et DC. Mais, à tort, peut être, je n'ai jamais assimilé Joker à ce genre, ni avant d'aller le voir, ni pendant la projection, ni maintenant que j'écris ces lignes. C'est une erreur, dans la mesure où le Joker est un personnage de pop-culture qui doit beaucoup à l'univers qui l'a vu naître et il est important de recontextualiser ce film dans son univers d'origine. Cependant, Joker emprunte tellement peu aux codes du genre (un peu comme Incassable) qu'à part le pseudo de son personnage principal, il n'a rien d'un film de super-héros.


J'ajouterais enfin que la construction du personnage déroge également au schéma classique d'émergence d'un héros, une similarité qu'on retrouve dans les films Hunger Games, même si la comparaison peut sembler peu flatteuse. A aucun moment du film, si ce n'est la toute fin, Arthur ne s'érige en symbole ; il n'a aucune ambition politique, ne représente rien que lui-même, est presque la victime de son succès. On échappe à la litanie habituelle de la "destinée" ou du "un-grand-pouvoir-implique-de-grandes-responsabilités" qui guide l'action de l'ensemble des super-héros de l'univers étendu des Marvel, Comics et autres récits du genre. Et ça c'est cool.

Fwankifaël

Écrit par

Critique lue 225 fois

1
2

D'autres avis sur Joker

Joker
Samu-L
7

Renouvelle Hollywood?

Le succès incroyable de Joker au box office ne va pas sans une certaine ironie pour un film qui s'inspire tant du Nouvel Hollywood. Le Nouvel Hollywood, c'est cette période du cinéma américain ou...

le 8 oct. 2019

235 j'aime

12

Joker
Larrire_Cuisine
5

[Ciné Club Sandwich] J'irai loler sur vos tombes

DISCLAIMER : La note de 5 est une note par défaut, une note "neutre". Nous mettons la même note à tous les films car nous ne sommes pas forcément favorables à un système de notation. Seule la...

le 11 oct. 2019

223 j'aime

41

Joker
Therru_babayaga
3

There is no punchline

Film sur-médiatisé à cause des menaces potentielles de fusillades aux États-Unis, déjà hissé au rang de chef-d'oeuvre par beaucoup en se basant sur ses premières bandes-annonces, récompensé comme...

le 2 oct. 2019

194 j'aime

123

Du même critique

Une sœur
Fwankifaël
9

"J'pense à Elisabeth Martin..."

" J' pense à Elisabeth Martin Pas ma mère, pas mon frère, pas ma maîtresse d'école Celle qui a plongé un matin Sa bouche et sa langue dans ma bouche à l'automne " Elisabeth Martin par Tom...

le 28 juin 2017

18 j'aime

9

Le Fabuleux Destin d'Amélie Poulain
Fwankifaël
10

Même les princesses peuvent mourir trop jeunes

Jean-Pierre Jeunet nous livre un conte vibrant, émouvant et plein de malice. On y découvre les petits charmes discrets de la vie, ses instants dorés et ses périodes sombres. Le petit bout de fille...

le 28 févr. 2012

17 j'aime

4

Tigre et Dragon
Fwankifaël
10

Tout se confond le beau, le vrai, l'amour, le rêve

De l'honneur intangible elle est le vrai symbole Déroulant son fil blanc sur plus d'un bras de long, Son acier tremblotant miroite comme un gong Frappé un jour d'automne sous les ombres d'un...

le 31 janv. 2014

15 j'aime

9