« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… »

Il fut un temps (pas si lointain) où l’exploration par le cinéma de l’univers des comics n’était pas forcément synonyme d’exploitation massive et standardisée ; où on pouvait voir s’exprimer des auteurs ; où on pouvait percevoir des démarches, des regards et des propos…


C’est vrai qu’à force de m’être mangé jusqu’à l’écœurement des vagues régulières et ininterrompues de MCU et autres DCEU, j’avais presque fini par oublier les deux premiers « X-Men » de Bryan Singer, ou bien encore le « Hellboy » de Guillermo del Toro. Et quand aujourd’hui je me rends compte que le dernier « Batman » de Nolan ne remonte en fait qu’à 2012, ça me refile le vertige tellement j’ai l’impression que ce type de cinéma est révolu depuis longtemps…


Et voilà que débarque ce « Joker »… En 2019.
Comment ne pas s’imaginer qu’il s’agit là encore d’une exploitation ad nauseam d’une « licence » bien juteuse ?


Je ne voulais pas aller le voir ce film. Pour moi ça ne pouvait être qu’un ersatz de plus ; un ersatz qui allait m’écœurer encore un peu plus de cet univers que je chérissais pourtant beaucoup avant que le DCEU ne vienne s’en mêler. Mais peut-on vraiment passer à côté d’une performance de Joaquin Phoenix sans le regretter amèrement par la suite ? Alors j’ai pris le risque. Et là – surprise – j’ai vu quelque-chose d’inattendu. Inespéré.
Du cinéma…


Il a suffi d’un plan pour tout dire.
Un visage. Un jeu d’acteur. Et surtout une mise-en-scène qui prend la peine de laisser le temps. Le temps pour exprimer. Le temps pour sentir. Le temps pour éprouver.
En à peine quelques minutes, « Joker » donne le ton. Todd Phillips ne fera pas le faiseur. Le yes-man. Il est venu faire un film qui a quelque-chose à dire pour lui-même. Son Joker entend se lire à hauteur d’homme, dans la réalité d’une Gotham qui ressemble davantage à la New-York de James Gray qu’aux métropoles déjà dépeintes par Burton, Nolan ou Snyder. Les objets du quotidien et la typo vintage du titre ne trompent d’ailleurs pas. « Joker » sera un polar social à l’ancienne, n’en déplaise aux mangeurs de pop-corns et autre ayatollahs d’univers étendus.


Qu’il soit respectueux d’une mythologie ou pas, au fond la question apparait vite secondaire. « Joker » respecte trop le cinéma pour qu’on puisse le juger illégitime. Ce respect du cadre qu’on pose et qu’on construit. Du temps qu’on donne aux choses. De la mesure qu’on prend quand il s’agit de montrer les gens. Tout est mis au service d’un personnage et d’une histoire qui n’ont même plus besoin d’une mythologie pour gagner du relief. Arthur Fleck se suffit à lui-même. Avant même qu’il ne soit Joker il est déjà une figure terriblement forte et subtile. Une humanité sur la brèche. Un individu qu’on broie en permanence et qui vacille. Le fébrile pantin d’une tragi-comédie triste à en pleurer. Cynique à en rire.


Arthur Fleck n’avait donc même pas besoin d’être le Joker pour être un vrai personnage de cinéma. Mais il se trouve que le Joker, il l’est. Et pour le coup, cette aura emblématique qu’il traine derrière lui est clairement à double-tranchant. D’un côté, chaque instant qui nous fait deviner l’affirmation progressive du futur pensionnaire d’Arkham parvient à magnétiser de nombreuses scènes. Les premiers fous-rires ambigus. Les courses aux démarches clowesques ou bien encore les premières gestuelles chorégraphiques. Chaque étape de l’effondrement de cet homme n’en devient que plus fort car on sait qu’au bout se trouve le Joker ; cette finalité inéluctable. Ce fatalisme qui nous rappelle en permanence que la lutte sera, de toute façon, vaine. C’est d’ailleurs cette ombre lancinante du Joker qui rend cette déchéance de Fleck d’autant plus fascinante. On sait qu’au bout du tunnel, la folie sera une libération face au malheur et à la souffrance. On sait que des ténèbres jaillira une troublante lumière. La puissance séductrice du chaos face à l’ordre avilissant d’un monde rance dont on finit soi-même par souhaiter l’écroulement.


En cela, ce final où le Joker, libéré par les siens, se dresse parmi la foule et dessine avec son propre sang le sourire douloureux de la folie, a constitué pour moi une scène au pouvoir iconique très fort. Une scène à frissons. Peut-être même une des scènes de l’année.


Seulement voilà, d’un autre côté, gérer un héritage identitaire aussi fort se révèle être aussi parfois un fardeau. On aura beau apprécier autant qu’on voudra la proposition formelle de Todd Phillips, le fait est que le Joker a son histoire, son identité et sa légende. Et c’est parfois difficile d’empêcher à un tel passif de ne pas venir parasiter notre ressenti à propos du personnage incarné par Joaquin Phoenix. Et pour le coup, plus l’identité du Joker s’affirme dans cette intrigue, et plus le choc des représentations s’opère.


Moi, par exemple, j’ai eu du mal avec la scène lors de l’émission de télévision. C’est la première apparition publique du personnage. C’est l’événement fondateur de sa légende. Sans tomber dans la surenchère, il aurait fallu qu’à ce moment-ci, Arthur Fleck incarne pleinement ce qu’allait être le Joker. De la folie. (Pour ça c’est réussi.) De la violence. (ça aussi ça marche). Mais surtout du détachement. Or, sur ce point là, ça a coincé. Sur la fin de sa complainte le Joker se met à chouiner sur son propre sort. Or, ça, chez moi, ça a bloqué. Joker est appelé à devenir une icône de chaos. Il ne peut pas apparaitre comme une individualité fragile qui se brise. Au contraire, il doit apparaitre comme un agent qui a sombré dans la folie pure. Il doit apparaitre comme l’incarnation d’un chaos généralisé.


Dans un moment comme celui-là, je suis retombé. Comme quoi, la figure du Joker est vraiment parfois un fardeau trop lourd à porter…


De toute manière, plus généralement, l’avènement du grand final appelle presque automatiquement chaque spectateur à raccrocher les bouts ; à rapprocher les univers. Et, c’est bête, mais autant d’un côté j’ai apprécié qu’on ait su aussi subtilement humaniser le personnage du Joker, autant d’un autre côté j’ai fini par légèrement ressentir cette impression d’incompatibilité gênante entre ce Joker là et toutes ses représentations passées. Parce que bon, prenons la peine de lister ces quelques points qui peuvent gêner.


Le Joker qui a une romance ? Le Joker qui recherche son papounet ? Le Joker qui passe son temps à chouiner ?


L’ayatollah qui sommeillait en moi a forcément fini par glisser à mon esprit : « mais c’est pas mon Joker ça. » Alors après entendons nous bien : non pas que je refuse au Joker le fait qu’il ait pu avoir des failles. Non, c’est juste qu’en fait j’aurais préféré ne jamais les connaître ces failles… Et en cela, le fantôme d’Heath Ledger reste tenace. Un Joker multi-face. Un Joker plein de zones d’ombre. Un Joker qui laisse dans mon esprit cette idée qu’au fond, ce n’était peut-être pas une si bonne idée que cela de faire ce « Joker » là…


Mais bon… Ce bémol ne doit pas effacer tout ce que j’ai pu dire auparavant de ce « Joker ». Oui, « Joker » est un vrai film d’auteur, mené avec une réelle maitrise par Todd Phillips, et surtout remarquablement interprété par un casting cinq étoiles. Et les puristes auront beau dire ce qu’ils en voudront par rapport aux libertés prises sur le personnage, moi je trouve qu’il n’y a jamais d’hérésie quand l’univers traité l’est avec autant de goût et de maîtrise. De toute façon il serait peut-être temps de se rappeler d’une chose : si tous ces personnages de l’univers Batman sont aussi riches c’est aussi parce que chaque auteur qui a travaillé dessus a su se le réapproprier et le réinventer. Et si on veut que le Joker, Batman et tous les autres perdurent, il faudrait accepter qu’ils continuent de s’enrichir, notamment en les laissant aux mains d’hommes comme Todd Phillips…


Car oui, le temps des auteurs pour traiter les comics n’est pas si lointain que cela.
Et il serait peut-être temps qu’on s’en rappelle un peu plus…

lhomme-grenouille
8

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le 10 oct. 2019

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