La folie peut prendre différentes formes, et c’est l’un des pivots de l’univers batman: nous faire comprendre qu’il y a sans doute autant de névroses chez le super héros que chez ses antagonistes en général et chez le Joker en particulier.


Devant Joker on s’interroge autant sur le personnage d’Arthur dont on connaît le destin que sur l’état mental de son interprète - le toujours très bon mais insaisissable Joaquin Phoenix - et enfin sur celui du réalisateur.


Faut-il être obsédé pour pondre un film aux plans hypers-millimétrés où le portrait d’un désaxé le place en quasi-permanence au centre de l’espace?
Les films qui travaillent autant sur leur mise en scène en offrant 50 images iconiques par minute donnent l’impression d’émerger d’un cerveau en ébullition, d’une folie créatrice et ordonnée, mais d’une folie quand même. C’est comme si chaque plan venait ajouter un coup de pinceau au tableau, et qu’on ne révélait la toile qu’à la fin, en prenant du recul on se retrouverait face au visage iconique du clown le plus déstabilisant de l’histoire.


Dans ce savant rangement, le chaos trouve sa place, la civilisation perd ses repères, la ville n’est qu’un dépotoir où le personnage se crée peu à peu, où on assiste à la montée en puissance presque inévitable du méchant. Une ville imaginaire mais qui concentre des dérives qui existent dans la réalité et nous la rendent familière.


Arthur est déjà à la marge quand on arrive, c’est en voulant s’intégrer et devenir “comme les autres” qu’il va se perdre de plus en plus et que le Joker va se réveiller.
Pas besoin de multiplier les scènes gores, pas besoin de donner dans la surenchère, tout est affaire d’ambiance, de mal être qui envahit petit à petit tout l’écran pour trouver son apogée dans une émission de télé un peu trop réalité.


Ce qui rend Joker louable, c’est qu’il pourrait s’agir de n’importe quelle descente aux enfers: le fait que ça se passe à Gotham, qu’on croise la faille Wayne et le petit Bruce et qu’on connaisse le destin de tous n’est que la cerise sur le gâteau: sans ces éléments l’histoire du clown triste et de son rire intempestif tient la route. Avant le joker, il y avait un homme en besoin de stabilité, en recherche d’amour, d’attention, un faux joyeux payé pour faire rire une ville de plus en plus sombre, réduit à communiquer avec lui-même sur un carnet, comique jamais drôle, fils sans mère, amant à sens unique, isolé de toutes parts.
La solitude du fou c’est autant sa prison que son refuge, c’est l’endroit où il invente sa vie, où il travaille ses interactions, où tout est mieux que dans la réalité.
Voilà le genre de replis qu’on peut comprendre, à la différence notable que chez la plupart d’entre nous la frontière entre réalité et imaginaire est claire. L’aliéné se perd dans ses élucubrations, croit à ses rêves, fantasme son histoire.


A ceux qui craignent que Joker glorifie le mal et suscite des vocations, on pourrait répondre qu'il n’est pas plus dangereux que tous ceux qui traitent de combats en tout genre et de guerres, et plus généralement de la folie.


Ce n’est pas Joker qui va réveiller le mal, c’est plutôt l’inverse: la détresse d’Arthur nous parle parce qu’au fond elle est humaine.
Quel beau pari d’avoir réussi à rendre le Joker aussi humain que terrifiant, sans qu’on puisse pour autant excuser ses actions, sans qu’on voie une quelconque gloire dans le fait d’initier un élan contestataire.
Parce qu’il ne revendique rien d’autre que le droit d’exister et d’être vu, on ne peut créer une “jokermania”, on peut se retrouver dans son mal être, pas dans ses actions ou revendications.


Voilà l’exemple type du film de vilain réussi: celui dans lequel on n’est jamais en accord avec le personnage tout en le comprenant parfaitement, celui qui nous met mal à l’aise en nous confrontant à ce qu’on préfère oublier mais qui existe: la folie, et l’impossibilité de l’intégrer dans notre conception de la société parfaite et sans bavure.


On comprend Arthur mais le pire c’est surtout qu’on imagine (qu’on sait) que si on était devant la télé pour regarder son stand up pathétique, on serait probablement en train de rire avec le reste du troupeau. Et cela même en ayant conscience de la souffrance derrière le masque du comique.
Alors qui est le plus fou: celui qui le montre vraiment ou celui qui parvient à se cacher au milieu de ses semblables?


Quand dès le premier segment du film on se demande si “c’est moi où ça devient de plus en plus fou?”, on pourrait penser que c’est à nous qu’on parle, à notre petite étincelle qui parfois menace de chanceler, à ce grain de folie qui colore la vie et qu’il faut cultiver sans le laisser prendre le dessus.
On sait combien se conformer aux diktats sociaux peut devenir contraignant voire aliénant, on comprend que tout le monde ne le vive pas de la même manière.
Bref on conçoit trop bien un personnage qui pourtant est bien loin d’être héroïque, et on a mal pour lui et pour ce que ça dit de notre époque et de nous au milieu de tout ça.
Mais c’est aussi - surtout- parce qu’on est différent d’Arthur qu’on n’arrive pas à voir dans ce film une incitation à la haine ni une glorification de la violence: il n’y a rien de beau dans le cheminement d’Arthur, il n’y a qu’une plongée dans la noirceur sur fond de révolte sociale, mais sans l’espoir de jours meilleurs, ce qui rend le rire encore plus cynique.


On est à 10 000 lieues de tout ce qu’on a pu voir récemment en matière d’adaptation de comics, on est à des années lumières des block busters, et ça fait un bien fou: se dire qu’on peut encore créer la surprise, rendre sur écran un travail abouti, mettre en image la folie dans un monde en décrépitude, rendre le grand méchant flippant tout en lui donnant un aspect diablement humain.
Et réussir à rattacher tout ça à l’histoire de l’homme chauve-souris...


Voilà un bien joli tour!

iori
9
Écrit par

Créée

le 14 oct. 2019

Critique lue 263 fois

3 j'aime

iori

Écrit par

Critique lue 263 fois

3

D'autres avis sur Joker

Joker
Samu-L
7

Renouvelle Hollywood?

Le succès incroyable de Joker au box office ne va pas sans une certaine ironie pour un film qui s'inspire tant du Nouvel Hollywood. Le Nouvel Hollywood, c'est cette période du cinéma américain ou...

le 8 oct. 2019

235 j'aime

12

Joker
Larrire_Cuisine
5

[Ciné Club Sandwich] J'irai loler sur vos tombes

DISCLAIMER : La note de 5 est une note par défaut, une note "neutre". Nous mettons la même note à tous les films car nous ne sommes pas forcément favorables à un système de notation. Seule la...

le 11 oct. 2019

223 j'aime

41

Joker
Therru_babayaga
3

There is no punchline

Film sur-médiatisé à cause des menaces potentielles de fusillades aux États-Unis, déjà hissé au rang de chef-d'oeuvre par beaucoup en se basant sur ses premières bandes-annonces, récompensé comme...

le 2 oct. 2019

194 j'aime

123

Du même critique

Adults in the Room
iori
8

La dette qui avait trop de Grèce (ou l’inverse)

Voici un film qui illustre parfaitement une certaine idée du cinéma, celle qui permet à des orfèvres de s’emparer de sujets politiques difficiles, abscons et d’en donner une interprétation qui permet...

Par

le 24 oct. 2019

31 j'aime

Jalouse
iori
7

Le cas-Viard

Comme quoi c’est possible de faire une comédie qui force le trait sans tomber dans la danyboonite aigüe (une maladie de la même famille que la kev'adamsite ou la franckdubosquite). Karine Viard...

Par

le 14 sept. 2017

27 j'aime

9

Les Cowboys
iori
8

Kelly watch the stars

François Damiens dans un film qui s’intitule “les cowboys”, où il incarne un père de famille fan de country dans les années 90. Voilà une base qui donne envie. Envie de fuir bien loin. Sauf que ça se...

Par

le 18 nov. 2015

24 j'aime

7