la Renaissance du Phoenix (spoilers)

Il faut l'avouer, les productions D.C. de ces dernières années manquent cruellement de saveur, avec comme point d'orgue le très médiocre Suicide Squade. Malgré le battage médiatique autour du film, son casting coûteux, et les tentatives éhontées de faire le buzz (Jared Leto qui fait "peur" à ses collègues pendant le tournage) , le soufflé est aussitôt retombé une fois confronté à son audience.
Joker semblait bénéficier d'un traitement médiatique similaire. Outre l'omniprésence du film sur les réseaux sociaux, et la mise en avant constante de sa noirceur (l'armée et le FBI craignant que le film ne provoque des fusillades ou encore le soi-disant comportement emporté de Joaquin Phoenix en pleine interview ), le film semblait se construire une image de chef d'oeuvre avant même sa sortie (récompensé du lion d'or à la Mostra de Venise).
C'est donc empreint d'une certaine méfiance que j'appréhendais la réception du film.
Et force est de constater que Joker fut une excellente surprise.


Au-delà des rapprochements évidents avec les œuvres du septième art ( La valse des pantins où De Niro harcèle un présentateur de télévision idolâtré, et Taxi Driver où De Niro sombre dans une folie justicière, voir même la mère aliénée de Requiem for a Dream qui fantasme de passer à la télévision) nous donnant à voir l’émergence d'un personnage psychopathe des limbes de la société de spectacle (cf. l'ouvrage de Guy Debord), Joker traite également des problèmes de société furieusement d'actualité qui conduiront à la situation insurrectionnelle que connaîtra Gotham.



Une touche colorée dans un monde gris



Empreint d'un rythme volontairement lent pour laisser le temps au spectateur de s'immiscer progressivement dans l'intimité d'Arthur Fleck (futur Joker), de prendre toute la mesure de sa détresse psychologique et de son délitement, et de s’imprégner de l'ambiance glauque de Gotham, le film nous donne à voir un homme au bord du gouffre qui lutte pour ne pas se laisser submerger par la folie qui le menace constamment.
Le ton est grave, servi par une esthétique sublime (les clowns et le sang sont, tout le long du film, les seules touches de couleurs vives dans une ville grise et terne) et une musique minimaliste et angoissante (quelques notes de violoncelle déprimantes, remplacées par des mélodies clownesques hautes en couleur, tranchant avec la gravité du propos). Les plans de caméra alternent entre les gros plans du visage émacié de Phoenix, tantôt crispé par un rire incontrôlable et compulsif, tantôt creusé par les idées noires qu'il rumine, tantôt la tête basculée dans une sorte de transe; et les rues poisseuses et étriquées de Gotham, enferment le spectateur dans une ambiance claustrophobe, étouffante, malfaisante.
Le film nous montre un Joaquin Phoenix désillusionné, éreinté, écorché, gravissant les marches en contre-plongées, d'un pas lourd, chargé de tout le poids de ses problèmes, roué de coups aussi bien par des gamins que par des hommes d'affaires. Progressivement tout s'écroule dans l'univers d'Arthur, de son travail perdu à l'image bienfaisante de sa mère, en passant par son idole télévisuelle faisant office de figure paternelle qui se moque de lui en direct et réduit son rêve de stand-up à néant. Jusqu'au basculement irrémédiable de l'autre côté, celui de la folie. Le pas est alors plus aérien, les couleurs plus vives. Sous le feu des projecteurs, Phoenix se métamorphose, s'affirme, et nous livre une interprétation exceptionnelle qui marquera les mémoires.



Normalité et malaise



Dans l’Histoire de la folie (1961), le philosophe Michel Foucault traite de l'objectivation du fou par les instances médicales. Tout comme les lépreux furent exclus hors de la société moyenâgeuse, le fou fut progressivement interné et isolé, tout autant puni que soigné. Forcé par les médecins à se comporter de manière "normale", brutalisé à répétition jusqu'à se soumettre, le fou est stigmatisé, la différence est rejetée. L'internement en asile est analysé par Foucault comme un lieu de pouvoir, un laboratoire de la fabrique de la normalité. Le déviant y est à la fois rééduqué de force sans dialogue, et montré aux yeux du public comme un mauvais exemple à ne pas suivre, non-conforme aux codes sociétaux, tout comme le sont les criminels, les libertins et les hérétiques (Surveiller et punir, 1975).


Joker s'inscrit dans cette histoire de la marginalité et de l'exclusion. Il interroge sur ce qu'est la normalité. D'abord par le décalage entre l'apparente respectabilité des jeunes de Wall Street et leur attitude agressive dans le métro, qui contraste avec l'accoutrement d'Arthur Fleck et son attitude passive. Où se situent alors les normes de l'acceptable, et qui en décide ? (comme évoqué dans le dialogue entre Phoenix et De Niro à la fin du film)
Ensuite par la perception du handicap. Arthur Fleck, affligé d'un problème le poussant à rire compulsivement sans rapport avec son état mental, dérange manifestement les passants mais aussi le spectateur. L’inadéquation entre la situation et le caractère comique du rire crée de ce fait un décalage et provoque un profond malaise en public, isolant d'autant plus le protagoniste de la société qui ne saurait le comprendre.
Écrivant dans son carnet de blagues que les personnes "normales" attendent des handicapés que ceux-ci agissent comme s'ils n'avaient rien, Arthur Fleck nous fait part de son mal-être face à une société qui le rejette et le juge au lieu de l'aider et d'essayer de le comprendre, préférant l'apparence confortable et illusoire de normalité à la vérité gênante de la différence.
Entre le corps squelettique de Joaquin Phoenix, sa relation œdipienne avec sa mère, l'imaginaire autour de la figure du clown, et les musiques décalées, le film explore ainsi brillamment la sensation de malaise éprouvée par le spectateur. Joker nous met à la place du passant confronté à un tel énergumène, nous pousse à ressentir de la gène en sa présence et nous fait nous interroger sur les raisons d'un tel comportement.



Satire sociale



Dans l'univers de Batman, il existe un triple rapport à la société :
- La justice "légale", représentée par Gordon, tente de stopper le crime. Malheureusement les lois aussi corrompues que les politiciens qui les adoptent ne font qu'accroître les inégalités et donc le crime qui en résulte.
- la justice de Batman tente d'arrêter le crime la nuit, et de compenser la corruption le jour (à travers la fondation Wayne) en dehors du cadre légal. Cette justice est créée suite à l'existence du crime et l'absence de justice impartiale.
- Quant au crime ( joker), il tente d'imposer le chaos, une certaine émancipation des cadres légaux et sociétaux qui se révèlent injustes et normatifs.


Maltraité durant son enfance, grandissant dans le mensonge de sa mère, interné puis réhabilité par la société, évoluant dans une ville violente et injuste, Arthur Fleck nous est présenté comme le produit de son environnement. Tentant au jour le jour de ne pas se laisser engouffrer de nouveau dans la folie, son suivi psychologique par l'Etat s'avère assez maigre, voir inexistant, malgré les alertes à répétition du clown. Arthur Fleck se présente alors comme l'un des nombreux laissés pour compte de Gotham, dont les puissants se fichent, et qui finit par perdre ses maigres espoirs.
La ville entière vivant sous perfusion semble prête à craquer. On apprend par les médias que les éboueurs de la ville sont en grève, les rats envahissent les quartiers pauvres, les murs sont remplis de graffitis, Gotham exhale la crasse.
Thomas Wayne quant à lui se présente comme le sauveur de la ville, promettant d'aider les défavorisés. Un discours doré qui sonne creux tant son train de vie semble en décalage avec la réalité vécue par son électorat visé.
Selon Alexis de Toqueville, ce décalage, entre les expectations fantasmées par la population et la réalité, crée une frustration relative menant aux révolutions populaires. L'absence de mobilité sociale, et la comparaison de sa situation avec celles des autres engendre une frustration face à l'égalité légitimement attendue. La passion démocratique qui en résulte engendre mécaniquement la frustration relative puisque l’égalité sociale n’est jamais assurée.
Pour Durkheim, la société anomique (absence de normes) ne régule plus les passions, elle ouvre à « l’infini du désir » et à la frustration morbide.
C'est ce qui se passe à Gotham, ville malade où la justice sociale semble absente, et où les passions et les espoirs sont attisés par les discours clientélistes de Thomas Wayne.
La ville est une véritable poudrière, couvant une insurrection latente et n'attendant qu'un détonateur pour exploser.
Ce détonateur, ce sera le meurtre de trois riches hommes d'affaires de Wall Street par un clown dans le métro. Issus d'un milieu privilégié (contrairement à Arthur), symboles de la réussite économique, mais aussi de la fracture sociale entre riches et pauvres, ils canaliseront toutes les frustrations du peuple qui se saisira de ce symbole clownesque pour se soulever.
Mais si les délaissés se servant du masque de clown comme symbole de révolte (tout autant que les gilets jaunes français ou les parapluies hong-kongais) il ne s'agit pas pour le film de légitimer les actes du Joker ou de justifier le recours à la violence. Le Joker n'est pas ici hissé en héros (comme j'ai pu le lire ou l'entendre dans certaines critiques) puisque le film établit clairement sa folie et son immoralité. Il nous montre que ses actes ont des répercussions néfastes (meurtre de Thomas Wayne, émeutes) et que le véritable héros sera Batman.
Le joker sera cependant le héraut de l'insurrection face à la classe dominante, un symbole de circonstances apparu au moment opportun.
En réalité Joker nous met en garde sur la possibilité de ce genre de situation. A force de faire perdurer les inégalités et de tirer sur la corde, la frustration populaire s'accumule et les gens sont de plus en plus enclins à prendre n'importe quel porte-étendard, à porter n'importe quel sociopathe au pouvoir pourvu que celui-ci se présente comme anti-système. Comme l'écrivait Gustave Le Bon dans La psychologie des foules, les foules, ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes, mus par la lassitude, la peur et les désirs ataviques de ses membres, sont incapables de s'auto-organiser et ont besoin d'un meneur. Ce meneur ce sera le Joker.
Il n'est pas ici question de justifier ou de moraliser les actes du joker, mais de mettre en garde contre l'opportunisme dont un individu comme le Joker pourrait faire preuve pour instrumentaliser la détresse d'autrui.



Conclusion



Malgré l'absence d'autres exemples de personnes oppressées par le système ou en détresse sociale afin de donner davantage de substance au contexte politique de Gotham, le film aborde néanmoins avec brio des problématiques de société actuelles à travers la figure du Joker, et dresse un portrait glaçant de la misère humaine contemporaine. La prestation de Joaquin Phoenix laisse pantois. L'ambiance et l'esthétique travaillées du film renforcent la transmission des messages et des émotions suscitées.


P.S : quand la réalité rattrape la fiction https://www.bfmtv.com/international/liban-hong-kong-chili-comment-le-joker-devient-le-parrain-des-manifestations-1791801.html

FunkyBatou
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le 13 oct. 2019

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