À une époque où les adaptations cinématographiques de comics se ressemblent toutes, du fait principalement de l'industrialisation de leurs conditions de production, le projet Joker avait de quoi intriguer, nimbé de son ambiance glauque singulière et auréolé d'une prestigieuse récompense (le lion d'or du festival de Venise) qui semblait le distinguer de la masse des blockbusters fades de divertissement. Mais une valeur relative est-elle une qualité intrinsèque ? Pas sûr.


Dès ses premières minutes, Joker frappe par le soin apporté à son esthétique, beaucoup plus affirmée et travaillée que celle des autres films du genre, ce qui tient à mon sens à deux partis pris : la direction de la photographie et la lumière. Le spectateur est immédiatement plongé dans l'atmosphère décadente du récit, dans laquelle la santé mentale du personnage se dégrade autant que son environnement baigné d'une lumière jaunâtre. J'ai trouvé intéressant que le film s'attarde sur l'état avancé de décomposition de la ville de Gotham, envahie d'ordures et dont l'éclairage public est à bout de souffle : dans cette pénombre permanente se dit l’isolement de citoyens livrés à eux-mêmes. Cet angle d'approche social m'a intrigué, et mérite d'être noté, d'autant qu'il résonne particulièrement avec notre époque.


Le visage qui se dégage immédiatement, maquillé et grimaçant, est celui de l'acteur principal Joaquin Phoenix, atout principal du long-métrage, dont le jeu sensible et intense sera quasiment de tous les plans. L'acteur s'est investi à fond, physiquement du fait de sa perte de poids spectaculaire, qui contraste avec un jeu corporel gracieux, et psychologiquement - il dit avoir étudié les effets des psychotropes sur les patients, notamment. Je dois dire que sa prestation m'a conquis, du fait surtout de la pudeur qu'il y met. Il évite soigneusement le cabotinage, et c'est dans son regard que se joue la brisure. Je resterai un moment marqué par ses crises de rires pendant lesquelles ses yeux appellent à l'aide.


Nous y voilà donc : Athur Fleck est un malade mental à la vie pénible, du fait de sa grande précarité économique et de sa misère affective. Il essaie de se soigner, mais son suivi psychiatrique est interrompu par les coupes budgétaires imposées par la mairie. Le fait que ce pitch ressemble fortement à celui d'un film social m'a plutôt emballé, parce que l'idée de traiter le personnage du Joker comme une émanation de la déconnexion des élites dirigeantes avec le peuple qui a conduit à une explosion des inégalités sociales et au délaissement des plus fragiles était séduisante, et politiquement intéressante.


Mais ce n'était malheureusement qu'un faux espoir, car à mon sens le film ne creuse pas ce sillon, et lui préfère celui d'un alignement de péripéties assez frustrant parce qu'il les survole quasiment toutes. On verra en effet Arthur agressé, moqué, viré, méprisé, trompé jusqu'à ce que brisure s'ensuive. Du fait de la focalisation sur le seul personnage d'Arthur que j'évoquais plus tôt, le film ne nous permet pas de prendre la mesure des événements présentés, de les mettre en contexte. Pour pallier maladroitement cela, le film use force violons et gros plans, ne faisant que souligner un manque. La narration n'est donc pas vraiment prenante, et j'ai eu l'impression d'être sur des rails une bonne partie du film, attendant que la transformation tant vantée se produise.


Dès lors, le propos politique du film est relativement inoffensif et plutôt prévisible, et sa construction manque cruellement d'originalité. À force de plot-twists et de clin d’œils pas vraiment subtils à la situation politique actuelle, il m'a régulièrement agacé, rompant de fait son travail d'ambiance. Je n'ai pas eu l'impression d'assister à une transformation cruelle, mais plutôt à une glissade prévisible, d'autant que les autres personnages n'ont pas réellement d'existence hors de la poussée qu'ils donnent à Arthur sur son chemin balisé.


Joker est donc un film esthétiquement soigné, mais assez grossier dans sa construction scénaristique, ce qui le rend paradoxalement assez sage dans le traitement de l'incarnation du chaos. J'ai apprécié sa dimension crépusculaire, qui ne reste toutefois qu'une esquisse faute d'un approfondissement suffisant. Voir une œuvre avec de la personnalité surgir dans un paysage saturé est certes un agréable étonnement, mais sa rareté n'est pour moi pas une raison suffisante pour lui passer des facilités qui réduisent très sérieusement sa force de frappe, qu'elle soit émotionnelle ou politique.

Larsen
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le 14 oct. 2019

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