Je me décide à écrire un petit retour sur « Joker » après que soit passée l'effervescence excessive autour du long-métrage. Qu'il est pénible de constater aujourd'hui à quel point tout le monde s'emballe dès qu'un blockbuster se veut quelque peu original ou intelligent ; avec ce battage médiatique à outrance nous vendant un peu trop précocement « le nouveau film culte » et les utilisateurs de réseaux numériques en ébullition qui ne peuvent pas s'empêcher de crier au génie à la moindre occasion afin d'affirmer leur « bon goût » et leur « culture ».


La situation s'est un peu tassée désormais, et que pouvons-nous dire ? Que Todd Phillips a enfin réussi à faire un film qui soit techniquement bon. Outre quelques détails scénaristiques qui sont des partis-pris volontaires et assumés - et qui peuvent donc être remis en cause - de la part du cinéaste qui m'ont semblé manquer de pertinence - nous y reviendrons plus tard -, le film démontre dans son ensemble une maîtrise certaine. Aucun aspect technique n'a été négligé, ce qui donne finalement un résultat très satisfaisant. Surprise d'autant plus plaisante qu'elle est inattendue puisque la filmographie de Phillips était jusqu'à présent plutôt moyenne, pour ne pas dire médiocre, et laissait donc difficilement la place à un projet comme celui-ci. La saga « Very Bad Trip » n'a jamais été un franc succès : le premier, à la rigueur, était correct et presque drôle, mais la suite était complètement vaine, dispensable et mauvaise... tandis que « Date Limite » et puis « War Dogs » demeurent des films tout juste sympathiques mais sans plus, oubliables et oubliés, dont la mise en scène très banale et la réalisation sans saveur n'aident absolument pas. Ses premiers projets ne possèdent aucun réel intérêt et paraissent déjà si loin...


Pour son dixième long-métrage, Todd Phillips est véritablement parvenu à porter son projet jusqu'au bout et à nous faire une proposition de cinéma qui en vaille la peine. On sent, enfin, une forme de maturité dans la direction artistique, une maturité obtenue au bout de 20 ans de carrière tout de même. Il est très plaisant d'observer la maîtrise de la réalisation. Le travail fourni par le chef-opérateur Lawrence Sher donne une très belle photographie. Les couleurs sont intenses, chatoyantes, mais correctement dosées, ce qui ne les rend pas irréalistes. Chaque séquence est parfaitement éclairée, la lumière mettant en valeur les éléments visuels sur lesquels se focaliser. La mise en scène est pensée, elle se matérialise à l'écran au travers de cette sublime reconstitution d'époque. L'utilisation du cadre est réfléchie. Le montage, la bande originale, le montage son et le mixage audio me paraissent adéquats à chaque situation... quoique Phillips force peut-être un peu sur la fréquence et le volume sonore des musiques, visant à renforcer l'aspect épique, grandiose et dramatique du propos, sans trop se casser la tête... un effet emprunté au cinéma de Christopher Nolan qui l'utilise de plus en plus au fil des projets, et un choix qui n'est pas apprécié de tous. Le jeu d'acteur de Joaquin Phoenix est tout simplement époustouflant, le comédien s'est pleinement investi dans son rôle jusqu'à atteindre le même niveau de maigreur et d'indigence qu'Arthur Fleck. Une performance d'actorat remarquable qui, malgré son excellence, est fondamentalement différente de celle de Heath Ledger, devenue absolument mémorable. Phoenix joue extrêmement bien et juste au vu de la construction psychologique de son personnage dans cet univers narratif, invisibilisant tous les autres acteurs et faisant presque passer De Niro pour un vulgaire amateur.


Globalement, le film est très bon sur tous les aspects techniques qui composent une œuvre de cinéma, pourtant, cela n'en fait pas un métrage dépourvu d'imperfections. Comme dit précédemment, la performance de Phoenix est très pertinente dans le cadre de l'écriture de « ce » personnage-ci mais dénote par rapport à celle de Ledger pour la simple raison qu'il s'agit d'un autre Joker. Effectivement, s'il est une chose que l'on peut aisément reprocher au film de Todd Phillips, c'est bel et bien que ce dernier - qui a co-écrit le scénario - s'est permis de prendre beaucoup de liberté quant à l'exploitation de la franchise et de son univers narratif. Le cinéaste a fait le choix de ne pas du tout respecter certains éléments faisant partie de la trame originelle afin de donner plus de gueule à son métrage tout en gardant les références, mais ce, de manière indépendante à l'univers de base de Batman - le film n'étant pas une production des studios DC. N'ayant lu aucun comics, les films de Tim Burton et Joel Schumacher étant loin dans ma mémoire, je base essentiellement ma connaissance de la chose sur la mythologie mise en scène par Christopher Nolan.


Pour moi, ce Joker-ci n'est pas le Joker de la franchise originelle dont Nolan est le porte-étendard. En dépit de plusieurs tentatives relativement vaines, Phillips, se permettant trop de liberté dans l'interprétation et l'exploitation de la franchise et de ses enjeux, n'est pas parvenu à correctement faire le lien entre son œuvre et l'univers Batman. Tout cela met en exergue un gros problème de temporalité, notamment, qui m'a fait tiquer : nous nous retrouvons avec un Joker ayant au moins 30 ans de plus qu'un jeune Bruce Wayne plutôt creux et inutile, uniquement utilisé pour la référence. Cela vient également créer un paradoxe dans la ligne temporelle car ce paramètre rend impossible la future confrontation mythique entre les deux antagonistes. Lorsque Bruce deviendra enfin Batman, Fleck aura pas moins de 70 ans et sera soit mort et enterré, soit en retraite quelque part, ce qui n'a pas trop de sens. De plus, la séquence de l'assassinat des parents Wayne est clairement de trop et démontre la volonté du réalisateur de se réapproprier facilement un élément-clef de l'univers narratif... seulement, cela fait parfaitement non-sens avec l'intrigue de base, une fois de plus. Ici, le Joker est indirectement impliqué mais tout de même responsable de cette perte pour le jeune Bruce car il est à l'origine de l'émeute dans les rues de la ville... cela se déroule donc de manière totalement gratuite puisqu'ils sont victimes du chaos ambiant qui règne dehors, sans que cela apporte quoi que ce soit à l'intrigue. En opposition, c'est Bruce qui, dans l'œuvre de Nolan, est indirectement responsable de la mort de ses parents en leur demandant de quitte prématurément le théâtre. Et ceci est primordial car c'est cette culpabilité qui le conduira à fuir Gotham pour errer au fin fond du monde, et notamment en Asie où il sera formé par la Ligue des Ombres. C'est également cette culpabilité qui permettra à Bruce Wayne de devenir plus qu'un homme, un symbole, et de transformer sa haine envers lui-même et l'humanité en un combat contre l'injustice sociale et la criminalité.


Todd Phillips enchaine plusieurs échecs en essayant de rattacher son œuvre à l'univers narratif de la franchise Batman. Cela ne rend pas le film moins performant car celui-ci demeure très bon, mais cela le rend très difficilement intégrable dans une saga étant donné que le long-métrage semble davantage fonctionner en solo et ne s'inscrit dans aucune continuité narrative. En soi, pris à part, le film est une franche réussite technique et narrative, mais il est compliqué de le considérer comme appartenant à la mythologie Batman tant les écarts sont important au niveau de la ligne temporelle, des évènements-clefs de l'univers et de la psychologie des personnages... comme il est compliqué de considérer ce Joker comme étant LE Joker. Le personnage d'Arthur Fleck est le meilleur témoin de cette ambivalence qui caractérise le film : être un Joker sans en être vraiment un. Ici, nous sommes confrontés à un homme seul, triste et malade, avec un passé douloureux, atteint de graves troubles psychiques et neurologiques... qui est victime de la méchanceté gratuite, de la médiocrité naturellement humaine d'une poignée d'individus faisant partie de près comme de loin de son quotidien. Le film dresse davantage le portrait d'une descente aux enfers individuelle qu'une explosion de folie misanthrope. Ici, le Joker est assez faible psychologiquement et très prévisible, il se venge de personnes l'ayant directement affecté de par leurs actes et répète le même schéma à plusieurs reprises : humiliation, puis vengeance par la violence physique. Tout cela entraînant par la suite, de manière un peu grossière, une insurrection dans toute la ville, se manifestant par des actes de rébellion et une violence chaotique généralisés.


Ce choix dans la construction de la psychologie du personnage d'Arthur Fleck est un postulat qui se défend, mais un postulat qui n'est pas vraiment pertinent si l'on souhaite rattacher le film à la franchise Batman. Si le film est, en soi, une bonne surprise, et que le personnage de Fleck est très bien écrit ainsi que merveilleusement bien interprété par Joaquin Phoenix, il s'agit d'un autre Joker. En principe, ce qui fait le charme et la dangerosité du Joker est le fait de savoir que l'on a affaire à un être totalement désintéressé et machiavélique qui jamais n'agit par appât du gain ou par rancune, mais qui au contraire fait ce qu'il fait pour le seul plaisir de semer le chaos et d'observer le monde en train de brûler. Le Joker est une figure profondément misanthrope qui abhorre l'humanité dans son ensemble, sans distinction aucune entre les individus, et qui prend plaisir à détruire les Hommes et leurs sociétés... le chaos engendré faisant ressortir toute la médiocrité inhérente à une humanité n'étant plus régie par un contrat social. Dans le film de Phillips, ce que je vois est un homme esseulé et torturé par un environnement inadapté à sa personne qui s'autodétruit jusqu'à péter les plombs. Un homme socialement dysfonctionnel qui est incapable de vivre dans une société aussi mauvaise et toxique que le Gotham des années 1980 - faisant un clin-d'œil implicite à la nocivité des grandes villes.


Les quelques individus abattus par Fleck ne sont pas des anonymes, ils représentent un élément perturbateur venant troubler l'équilibre psychologique de ce dernier. Ce Joker-là est criblé de rancœur, il évolue à travers l'humiliation et la vengeance, il ne s'attaque pas à l'humanité dans son ensemble mais vient détruire les icônes qui l'ont fait souffrir personnellement... ce qui en fait un Joker à la psychologie sensiblement antithétique à celle du personnage joué par Ledger. Le Joker est censé être symboliquement quelqu'un d'imprévisible et d'intangible. Dans l'œuvre de Nolan, le Joker n'est pas émotif, il est dans le contrôle et domine le jeu de par son génie et son absence de biais pouvant le freiner comme l'empathie, l'égocentrisme ou la rancune. D'ailleurs, dans « The Dark Knight », à aucun moment le Joker ne fait directement usage de la violence physique, il se débrouille toujours pour que quelqu'un d'autre ou quelque chose d'autre s'en charge à sa place, il n'est que l'instigateur d'un vaste plan impalpable. Très loin de cette figure-ci, Arthur Fleck est sous l'emprise de ses émotions et du ressentiment, ce qui le rend prévisible et annihile le fait qu'il est censé avoir dix coups d'avance sur tous les autres. Si le film ne s'appelait pas « Joker », ce serait un film presque irréprochable, un excellent drame psychologique.


Disons que le temps et l'énergie vainement perdus à tenter d'incorporer cet OVNI dans la franchise Batman avec des références un peu racoleuses et surtout très inutiles aurait pu être mieux exploités, et ce notamment en développant davantage le contexte socio-politique de l'intrigue. En effet, cet aspect manque cruellement de texture et l'on se demande comment un tel niveau de violence gratuite peut arriver et foutre le bordel dans toute la ville si facilement. Cela semble forcé par le scénario, ceci est très mécanique et artificiel, servant aussi de prétexte à Arthur Fleck pour sombrer encore un peu plus dans la tourmente, ce qui continuera d'alimenter ce mouvement de violence gratuite, telle une inextricable synergie. Il aurait pu être plus intéressant de prendre le parti assumé de faire un film totalement indépendant, même au niveau narratif, et de mettre davantage l'accent sur le développement du contexte social et politique afin que le métrage puisse parfaitement fonctionner et puisse véritablement mériter les nombreux dithyrambes le qualifiant de brûlot sociétal ou de grand film social... n'exagérons rien, « Joker » n'est pas le film qui entrainera une révolution culturelle en Occident. L'aspect politique n'est jamais réellement traité et l'on ne comprend à aucun moment pourquoi les gens agissent comme ils le font à la fin du récit. D'autant plus que tout le délire des mouvements de foule enragée portant des masques en tant que symbole est un concept viral très récent, qui appartient à une époque régie par le numérique (années 2010) et qui, par conséquent, représente un anachronisme quelque peu désagréable et qui aurait pu être facilement évité... car nous avons vraiment l'impression d'avoir affaire à une odieuse séquence d'« American Nightmare » sans que ce soit contextualisé.


En discutant avec un ami autour du film, nous sommes tombés d'accord sur le fait que, malgré une réalisation aux petits oignons de la part de Todd Phillips, ce dernier a incorporé à son métrage plusieurs références et a repris plusieurs gimmicks de cinéastes d'une manière pas toujours très subtile et intelligente. Ce qui revient le plus souvent est l'influence mal digérée du cinéma de Martin Scorsese, se manifestant par des prises de vue et une évolution narrative très proches de « Taxi Driver » et de « La Valse des pantins ». D'autres références sont plus discrètes et mieux intégrées au long-métrage, notamment à plusieurs films du réalisateur Sydney Lumet. Comme dit plus tôt, l'usage un peu excessif et la légère afféterie de la bande originale est un effet emprunté chez Nolan, porte-étendard actuel de la franchise Batman. Enfin, quelques clins-d'œil techniques sont effectués, notamment au niveau du cadrage où Phillips s'amuse à exposer le déséquilibre psychologique d'Arthur Fleck à travers plusieurs plans cassés en contre-plongée, ce qui est caractéristique de la réalisation de Danny Boyle. Malgré un gain de maturité dans sa direction artistique, Todd Phillips ne parvient pas encore à exister sans l'influence parfois trop importante d'autres cinéastes plus talentueux.


Il y a donc beaucoup de choses à dire sur ce film qui est pourtant très bon. Même si l'on sent qu'à la fin du métrage il y a une évolution en la personne d'Arthur Fleck et de son alter-ego, je ne demeure pas convaincu que ce Joker-là puisse devenir un jour ce que nous connaissons de cette figure emblématique de la licence DC Comics. Il s'agit d'un autre Joker évoluant dans un autre univers et possédant ses propres enjeux. En soi, rien de grave. Le film reste excellent et propose une bonne expérience de cinéma, seulement, cet opus fonctionne et évolue de manière indépendante, seul dans son coin. Mes félicitations - tout de même - à Todd Phillips pour ce projet mature, pour ce résultat plutôt satisfaisant au vu de la difficulté d'exploiter ce personnage-ci, et pour avoir réussi à pondre ce Joker double-face qui échoue à s'insérer dans la mythologie Batman mais parvient à très bien fonctionner en solo.

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le 1 nov. 2019

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