Y a un truc... (pas l'émission de Gérard Majax hein !)

**Décidément en ce moment je suis actif... ça va certainement pas durer d'ailleurs... (je me détourne en fait de la critique de "The Irishman" que je peine à mettre en route en parlant de films indirectement Scorsesiens, sans vraiment le faire exprès d'ailleurs...).**

Je sais que c’est quelque chose qui se fait assez peu souvent, mais laissez-moi vous parler d’ambiance de salle… de réception du public… de comportement du spectateur.


Ce sera là le point de départ de ma réflexion, sur « Joker », de Todd Phillips.


Rarement, de mémoire de cinéphile, j’ai connu une ambiance de salle de cinéma qui m’a mis autant mal-à-l’aise. Évidemment, je suis toujours indisposé quand j’entends le public rire devant un Philippe Lachaux. C’est sûr. Mais ici le cas était beaucoup plus viscéral, profond.
J’eus ce sentiment persistant de ne pas être à ma place au sein du public, profondément embarrassé par certaines réactions sur ce qui se déroulait à l’écran, de ne finalement pas voir le même film…


Mettons déjà hors de causes l’actualité tendue et les faits divers liés à la figure du Joker, je pense ne pas m’en être souvenu très tôt durant la projection et mon sentiment n’était pas je crois une peur physique d’un éventuel événement. Considérons le comportement légèrement incivil de quelques plaisantins dans la salle, pas extrême mais un peu gênant (c’est le lot des salles pleines à craquer malheureusement).
Pour moi ce sentiment de malaise est double, d’une part on peut l’attribuer au film, qui réussit ce qu’il entreprend : c’est-à-dire, mener la représentation d’un personnage torturé, psychopathe, névrosée, etc. donc nécessairement malsain, cela aurait pu être tout à son honneur.
D’autre part, il y a la réaction du public à ses modalités de représentation, qui ne trompent pas sur les dispositifs mis en place par le film lui-même ; ce qui pour moi est amplement critiquable.
Si l’on se penche sur les commentaires et réactions sur le film (notamment sur Twitter, voire ici sur SC) et sur celles que j’ai entendues dans la salle ; il me semble que l’on peut blâmer le film pour sa complaisance avec son personnage. Le défaut principal du film, qui est formellement superbe force est de la constater, est de vouloir expliquer la psyché torturée de son personnage par du texte.


Tentons de dépasser les considérations propres à l’univers « Batman » et par extension « Joker » pour s’attarder sur ce qu’est le film. Pour moi « Joker » est une redite de « Taxi Driver », mixé avec « la Valse des Pantins » (nombreuses scènes y ressemblent à s’y méprendre, sans compter la trajectoire du personnage et son traitement, les seconds rôles, la représentation de la ville, etc.) et un peu de « Un Justicier dans la ville » pour la fameuse scène du métro, qui est vraiment très proche (et plus j’y pense plus elle est proche…). Le tout n’est pas si grave en soi (cela me gêne personnellement, car je tiens les films de Scorsese en haute estime), sauf qu’on se rend forcément compte par comparaison que quelque chose cloche chez « Joker ».

Ce « truc qui cloche » c’est l’explication à tout prix. On pouvait s’y attendre, car le concept d’« Origin Story » porte ontologiquement en lui un aspect explicatif. Ce qui crée le problème de discours pour moi est qu’ici le film adopte volontairement une approche réaliste des actions du « Joker », les meurtres sont montrés de manière très crûe sans romantisme mal placé. Le film suit le Joker de près, le montrant dans son quotidien. Cet élément fait entrer le film dans une toute autre dimension que le simple film DC sur un personnage secondaire, on entre dans le domaine du film de « Psycho Killer ». Todd Phillips y entre frontalement armé de références et dans le but de donner autre chose, justement, qu’un énième film DC sur un personnage secondaire. Sauf que la double identité du film, à la fois film sur le Joker et film sur un « serial-killer » quasiment quelconque, entraîne un conflit d’intérêt.
Je m’explique, ce qui fait la violence et le nihilisme d’un film comme « Taxi Driver » c’est l’absence de motif à la folie, le manque de données. En bref on sait pas vraiment pourquoi Travis Bickle est fou ? (Est-il fou ? …). Il a fait le Vietnam… d’accord, on en est déjà pas sûr et cela ne constitue pas un motif… il en a marre de voir New York aussi mal-famée ? Ça c’est plutôt un prétexte à la violence qu’un motif de folie ! On peut avoir le même raisonnement pour Rupert Pupkin. Le cinéma est art du mouvement, pas du texte. L’explication à tout prix n’est pas nécessairement souhaitable. D’autant plus quand il s’agit ici d’expliquer l’inexplicable. Sonder l’âme d’un maniaque. Pourquoi pas ? Mais comme cela relève du domaine de l’incommensurable cela demande de la finesse. Pourtant dans le Joker il a fallu qu’on nous explique tout de manière directe et textuelle (par le dialogue et non la mise en scène) ce qui est anti-cinématographique par essence : sa mère est instable, il est adopté, battu, constamment rabaissé… comme si ces événements suffiraient à expliquer la folie, l’instinct meurtrier.
D’autre part cette vaine tentative d’explication entraîne un effet escompté sur le public (et de nouveau je vous invite à écouter ce qu’on dit du personnage) : la complaisance.
Prenons « The Devil’s Rejects », le chef-d’œuvre de Rob Zombie, le génie du film est de créer chez le spectateur un questionnement moral : puis-je avoir de l’affection pour ces personnages amoraux ? Pourtant chez Rob Zombie, on ne tranche pas sur la question et le film n’en est pas pour autant complaisant.
Attardons-nous sur une scène, qui m’a particulièrement dérangée : la scène de meurtre du collègue du Joker.
La scène très vive, sanglante est assez savamment pensée au départ. Crescendo puis flottement de malaise après la violence. Au même titre que le reste du film la caméra observe plutôt de manière externe les événements (on ne voit pas le monde comme le voit le Joker à ce moment, en effet seuls deux moments dans le film qui se déroulent selon cette modalité sont très marqués par des effets de « retour à la réalité », eux aussi explicatifs et donc poussifs d’ailleurs).
Dans la mise en scène cela passe par le cadrage, le Joker est cadré selon les mêmes échelles de plans que ces deux interlocuteurs, on constate des champs/contre-champs. La violence arrive, brutale et vive (quoique annoncée par un gros plan) puis le Joker reste prostré dans celle-ci (la violence), il a le visage couvert de sang et est affalé sur le cadavre. La scène si elle s’arrêtait ici aurait été impeccable. Justement mise en scène, avec la distanciation nécessaire sans jugement moral sur le personnage, sans validation de ses actes.
Sauf que la scène dure un peu. Le troisième personnage, un nain qui fait l’objet d’un « running joke » depuis le début du film (aucun problème avec ça, puisque ce sont des clowns qui travaillent ensemble, c’est plutôt réaliste), concentre l’attention du reste de la scène et ce « running joke » y trouve une résonance. Et l’effet comique se met en place : il est trop petit pour ouvrir la porte, et le Joker l’embrasse sur le front.
Et évidemment, c’est effectivement plutôt drôle. Je l’avoue. Et la salle rit. Et le public aime le Joker à ce moment précis, car il est un personnage drôle. La scène en devient hilarante. Mais il n’y a plus ce comique incompréhensible pour nous autre que trouve le Joker dans la violence, mais un humour noir réussit mais complaisant. L’ultra-violence devient une blague. Et le Joker devient « cool ».
Et c’est là qu’est l’os.


Le film fait ici et pour le reste du métrage l’erreur de placer son discours. En expliquant les raisons des actes du Joker, en amenant de l’humour a des scènes graves. Le film maladroitement aseptise l’acte de tuer, sans forcément le glorifier, le rend acceptable.


Je n’ai en soi pas de problème avec les films violents. Simplement violents dans un second degré manifeste ou jouant avec les limites de l’acceptable, la violence est un motif qui m’intéresse. On peut au gré des envies la condamner, la fantasmer, la détourner, vouloir l’expliquer ou juste la montrer (il existe bien d’autres manières encore de montrer la violence). Je ne dis pas non-plu qu’il faut condamner, absolument, sans nuance le personnage du Joker et les criminels comme lui. Sauf qu’ici le film est visiblement perdu, incohérent entre sa tentative esthétique et scénaristique. 
En voulant à la fois montrer le monstre (hop) et le justifier, le film consent à la violence.

Et la réaction amusée de la salle crée un malaise.


Pour des considérations plus terre-à-terre : le film est savamment mis en scène et éclairé. Phillips adapte « le petit Scorsese illustré » ce qui implique une certaine réussite sans trouver d’innovations esthétiques. On ressent un style, un patte. La « scène du frigo » est formidable d’étrangeté, « le soulèvement de Gotham » ou encore « la fameuse scène du métro » sont tout de même mémorables. Néanmoins je reste déçu par la prestation de Joacquin Phoenix, si son corps est certes un vrai terrain de jeu d’acteur, le reste de sa prestation n’est ni plus ni moins que « bien », sans plus. Notamment son rire qui est ostensiblement forcé. La musique est intéressante quoique trop présente à mon goût et enfin il y a quand même De Niro, impérial, mais au rôle trop stéréotypé pour être notable.

Aussi, d’autres angles que j’aurai pu aborder : le traitement du soulèvement populaire traité comme émeute violente avec volonté de mise en branle concrète d’un ressentiment pour les élites est intéressant mais relégué en simple toile de fond (vraiment dommage, car on avait là une vrai réflexion sur la révolution et le choix des idoles populaires) ; le traitement de l’actualité par les médias qui rappellent fortement le contexte actuel ou encore le nihilisme inhérent au Joker. Mais le tout est trop anecdotique dans le film pour être traité correctement.


En conclusion, oui j’ai aimé le film, autant que je peux lui reprocher ses errements qui sont tout de même graves. Il porte en lui une ambiance et une réflexion franchement passionnante et à milles lieux du tout-venant super-héroïque moderne et se place dans une bonne veine. Mais le film se trompe dans sa manière de traiter ce personnage mythique. « Joker » n’apporte rien à la figure du Joker. Définitivement j’en suis sûr l’interprétation par Nolan du mythe restera ma référence absolue.
Et comme tout me ramène à lui, voilà une petite citation de Nietzsche qui doit nous éclairer sur ce qu’aurait pu tenter de mettre en image le film : « Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante. Je vous le dis : vous portez encore un chaos en vous » - *Ainsi Parlait Zarathoustra*.
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le 20 oct. 2019

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