Manifeste nihiliste de la vengeance

Au vu de la bande annonce, ça sentait le sous taxi driver… pas vraiment le sous « Valse des pantins… c’est qu’on avait plus l’impression d’avoir affaire à l’histoire d’un homme en colère contre une société n’ayant rien d’autre à lui offrir que l’isolement, qu’à une critique, plus ciblée, du monde du spectacle, notamment télévisuel… Et en effet, on penche plus vers taxi driver que du côté de la valse des pantins…
J’avais des préjugés sur le film… après tout, c’est un film de l’univers DC, on sentait bien que la parodie de radicalité… le bidon de lessive aseptisé... et puis, inévitablement, j’allais le comparer à chaque instant à taxi driver… un gars pas vraiment beau , un peu stupide ; mais quand même avec une copine, métisse (un homme libre de toute haine raciale) : au fond, il n’a pas l’air si seul… ça faisait penser à ces adolescents, ou plutôt, ces esprits adolescents, qui, sous l’influence d’un égo surdimensionné par une éducation dégénérée plaçant la parole de l’enfant au centre de l’attention du cercle familial, se disent « solitaires », afin de se singulariser de la masse, démontrer que, EUX, ils ne sont pas du moule !… parodie de la solitude ; souvenir douloureux de la parodie du geek. Pourtant : BBBBVVVvvvvv ! BBBBVVVvvvvvvv ! BBBBBvvvvvv ! Massage permanent de la cuisse : qui peut bien, constamment, convoquer l’attention de ces martyrs ?

Je m’étais trompé… mais pas tant que cela… on a bien affaire à un film qui ressemble, sous certains aspects, à taxi driver, sans aller aussi loin dans le traitement de ses thèmes, sans être aussi radical, mais en revanche plus jouissif, libérateur.

Pourquoi ne va-t-il pas aussi loin que Taxi driver ?

Le personnage principal est atteint d’une pathologie mentale. Elle préexistait à la frustration et à la souffrance provoquées par la société. Deux causes distinguées par le Joker dans son face-à-face avec de Niro. Face-à-face dantesque. Pourquoi dantesque ? Parce que c’est le sommet du processus cathartique, le moment où le simple mortel s’attaque à la société… le moment du face-à-face entre ce rejeté de tout, et la personnification du monde qui le rejette.
Mais revenons aux causes. Une cause, sociologique : l’anomie des grandes villes, l’immobilité sociale qui, si elle indiffère, en soit, notre héros, en tant que phénomène collectif, constitue quand même , au niveau individuel, un facteur de frustration.
L’autre cause, c’est la psychologie ; il est handicapé. C’est d’une certaine manière dommage, car cela minimise l’ampleur du premier phénomène, beaucoup plus intéressant. Pourquoi ? Contrairement au phénomène psychologique, au handicap, il revêt une dimension politique, et nous touche tous, individuellement, et collectivement. Dans taxi driver, il n’y a que la cause sociologique : le personnage, au départ du film, n’est pas fragilisé par une faiblesse sociologique.
La fragilité psychologique ne préexiste pas à l’action du film… elle est une conséquence de l’anomie, et c’est la problématique dans taxi driver, un thème hautement politique, celui de l’isolement des individus, et des ennemis que se créent les sociétés post-modernes, processus par ailleurs étudié par les criminologues. Dans taxi driver, il y a bien fragilisation psychologique du personnage, mais elle se intervient au cours du film, sous les yeux du spectateur, sous l’effet de son milieu, donc de la cause sociologique (il y a bien eu la guerre du Vietnam avant le film, mais à aucun moment on ne peut être sûr de son caractère déterminant sur la psychologie du personnage).

Quoi qu’il en soit, les facteurs sociologiques, notamment l’anomie, présentent un intérêt particulier, tant ils sont d’actualité, et nous interrogent sur les fondamentaux politiques de nos sociétés. C’est que l’anomie apparaît comme une conséquence inévitable du post-modernisme, de ces sociétés qui lâchent des individus isolés, déracinés, coupés de leur passé, des valeurs qui avaient servi de clé de voûte au caractère de leurs ancêtres… ces individus à qui on ne propose ni passé, ni avenir ; aucune perspective d’élévation sociale ou spirituelle… même l’ascension par l’échafaud est devenue impossible !...cette gloire du condamné à mort, ralliant par un discours la sympathie d’une foule venue assister à son trépas !… ils sont condamnés à vivre dans le présent, prisonniers des cloisons de l’instant.

Revenons aux causes. Nous venons de le voir, le déploiement de la cause sociologique est plus intéressant .
La cause psychologique, elle, est trop facile : « c’est normal, puisqu’il était déjà fou ! » La puissance de la cause sociologique, c’est que tout le monde peut être touché, même l’individu moralement robuste. Placez un homme dans une ville-monde, seul, subissant au quotidien le mépris indifférent de ses congénères : il est presque inévitable qu’il devienne fou.
Le sentiment d’injustice est moins fort avec cette cause psychologie. Le « pourquoi moi ? », ce cri de douleur, s’en trouve moins puissant.Le sentiment de rejet, d’injustice, ne serait-il pas plus fort si, comme dans taxi driver, le héros de Joker n’avait aucune prédisposition au rejet ?

Mais d’un côté, cette cause psychologique n’est-elle pas déterminée par les causes sociologiques ? N’est-ce pas la misère sociale qui place le personnage principal dans cette non-famille non-recomposée, dont il va subir les sévices à l’origine de son handicap ? Peut-être… mais le processus débute, sur le personnage, bien avant le début du film, ce qui rend son évolution moins flagrante, et ce qui, surtout, fait croire à une « pré-destination » de celui-ci à devenir le Joker. Dans taxi driver, au contraire, le processus de radicalisation s’opère sous les yeux du spectateur, accroissant ainsi la sensation que le personnage est un pur produit de l’anomie, un produit possible de la société dans laquelle il vit.

Voilà, à mon avis, d’où vient la supériorité de taxi driver dans son traitement de la question.

Mais là où Joker me paraît plus prenant, c’est sur son effet cathartique. Sur ce point, il ressemble presque plus à des films du genre d’un justicier dans la ville, qu’au film de Scorsese.
C’est une histoire de vengeance, mais d’un style assez particulier.
Dans le film de vengeance, en principe, le héros, un Monsieur tout le monde, (on y revient, et on y reviendra encore), suite à un drame fondateur, en général le meurtre d’un proche, décide de se venger de la personne, ou du groupe de personnes à l’origine du meurtre.
Dans cette histoire de vengeance, « œil pour œil, dent pour dent » », le spectateur se trouve libéré de l’accumulation des pulsions vindicatives ; pulsions que, dans le respect du contrat social, sont restées à l’état d’envie : il les refoule, les emmagasine dans le sac le plus voluptueux du ressentiment.
Ce type de récit soulage le spectateur, le temps d’un film, et un peu après, d’une part de son ressentiment ; il a vu s’accomplir à l’écran ce qu’il n’a pas pu faire lui-même : c’est tout le rapport de la fiction à la pulsion.
Mais s’il se sent soulagé, c’est précisément, en partie, parce qu’il s’agit d’un Monsieur tout le monde, à qui le spectateur peut s’identifier.
Joker se distingue à mon avis de ce genre de film sur trois points.

D’abord, il n’y a pas de drame fondateur(pendant le film), aucun acte suffisamment grave pour qu’il puisse , en lui-même, justifier le meurtre. C’est mêlées à l’isolement et aux humiliations que les agressions prennent, le statut de drame fondateur. Cet acte fondateur, c’est sa vie. Mais ce drame fondateur n’en est pas vraiment un. Dans les films de vengeance, le drame fondateur est une transgression sociale fondamentale : le viol et le meurtre de la fille et de la femme, dans un justicier dans la ville. Les meurtres, dans Joker, sont-ils justifiés ? Rien n’est moins sûr, tant la violence du personnage principal est disproportionnée à celle à laquelle il répond. Alors, pourquoi cette complaisance du spectateur ?

La raison vient du deuxième critère de distinction de Joker avec le film de vengeance.
Ici, le film est très ambigu.
Le personnage principal se venge de personnes précises, qui l’ont humilié. Mais d’un autre point de vue, ces personnes représentent la société dans ce qu’il déteste. Il y a trois séries de victimes :
les hommes du métro, de Niro, et son ancien collègue. Ce dernier n’a rien d’un homme de la haute société. Pourquoi le hait-il ? Parce que sa haine n’est pas sociale. Il tue ces gens pour leur méchanceté.
Ce n’est pas tant sa pauvreté qu’il reproche à la société que sa solitude, la dureté des gens, leur méchanceté. D’où, d’ailleurs, son attachement à sa voisine, qui par le simple fait de lui avoir adressé un geste vaguement sympathique, s’est distinguée à ses yeux de la marée de bile qu’il reçoit au quotidien.
Cet isolement, qui conduit certains individus à s’attacher pour si peu, existe, et est bien plus fréquent que ne le croient certains spectateurs, engrenages dans la matrice, simplement venus, sous pression médiatique, pour avoir la référence, savoir de quoi parlent les collègues autour de l’immonde breuvage noir… pour voir un « film violent », presque un « film d’horreur ».
Pour s’indigner de sa violence tant rabâchée par les médias. Un simple divertissement…

Ce personnage, c’est le paillasson de toutes les strates de la société. Il est ce sur qui peuvent se défouler même les plus faibles.

C’est le troisième point de distinction de Joker avec les films de vengeance. Le personnage principal n’est pas un Monsieur tout le monde. Dans ce cas, pourquoi s’identifie-t-on à lui ? (pas tout le monde cependant, nous allons le voir)
Il est la cible de tous ceux qui sont trop faibles pour s’attaquer à plus fort. Celui qui ne rend pas les coups. Ça ne vous dit rien ? Ce sont les gens, ceux qui subissent tout, au quotidien, sans broncher, cette majorité silencieuse, ceux que certains appellent « beaufs », dans l’acceptation la plus lâche, vague, bourgeoise du terme.
Ce terme beauf, d’ailleurs… quelle horreur… quel mépris… Qu’est-ce qu’il signifie ? Rien d’autre que du mépris de classe. Simplement, selon la classe sociale de celui qui le prononce, il englobera plus ou moins de moins de monde, proportionnellement à la part de population qui se trouve en deçà de sa position sociale à lui. Ainsi, plus la position de celui qui le prononce est élevée, plus la part de population englobée dans le terme est grande. Le « beauf », au fond, c’est celui qui nous est inférieur, et qu’on définit par des pratiques culturelles archétypales. Un prolétaire sans l’aspect social… La lutte des classes sans classes, la stratification par les pratiques de consommation (un synonyme de la pratique culturelle ; aujourd’hui, l’art à été réduit à l’état de culture… c’est une aliénation du concept même d’art, sa réduction à l’acte de consommation).

Enfin… le personnage principal est le symbole de ces gens qui subissent les incivilités, sans rien dire. Mais l’identification ne se fait pas au niveau du groupe, mais de l’individu.
C’est par son ressenti individuel que le spectateur s’identifie, pas en tant que partie du groupe. Comme on l’a vu, le personnage principal n’a pas de haine de classe. Sa lutte n’est pas sociale : devenu symbole d’un mouvement de révolte, il n’y adhère pas. On le sait car :
-il le dit, pendant la scène clé du spectacle télévisé
-il jette le symbole du mouvement, le masque de clown, à la poubelle
-à un moment, il est sur son lit, dos au journal titrant « kill the rich », posé dans la pénombre , par terre.

En réalité, la composante psychologique du film pourrait freiner l’identification du spectateur. Mais ce n’est pas le cas, tant cet aspect, finalement, est superficiel ; il s’efface devant la composante sociale, beaucoup plus logique, intéressante, et surtout identificatrice au personnage.
Tout le processus psychologique, allant de son histoire d’adoption au face-à-face avec Wayne, est ridicule ! C’est superflu, superficiel : tiré par les cheveux ! Comment Wayne peut-il se souvenir de la mère du personnage principal, jusqu’à son nom ! Le personnage de la mère remplissait amplement son rôle, sans cette histoire… son rôle d’aliénée radicalisant le mépris dont est l’objet le héros jusqu’à lui interdire de trouver dans le cocon familial un refuge !…

Et ce personnage de Joker, alors, que représente-t-il ? En principe, c’est la négation. La destruction. La destruction négatrice. La destruction absurde. Dans The Dark Knight, le Joker est un personnage plus radical : il tue non pas ceux qui lui ont fait du mal, mais ceux qui entravent ses plans de destruction totale… le chaos en marche…
Mais dans ce film, est-ce le même personnage ? Non, parce qu’il n’a pas la puissance organisatrice, logique, du Joker de Nolan. Est-ce un symbole de destruction ? Peut-être… Mais ce serait plutôt, comme nous l’avons vu, un symbole de ras-le-bol.

Il se venge de personnes bien particulières, qui lui ont fait du mal. Mais à travers elles, est-ce la société qu’il vise ? L’ambiguïté persiste sur la cible réelle du personnage. Mais le doute semble se lever quand, ayant perdu tout espoir, quand il s’aperçoit que sa relation avec la fille n’était qu’une hallucination. Le ressenti de la pulsion de mort du personnage y est incroyable, jouissive, justifiant à elle seule le film.
La scène avec le nain m’aurait fait douter. Il lui dit qu’il le laisse vivre car il n’a jamais été méchant avec lui. On pense donc qu’il ne s’attaque pas à la société, mais à des individus.

C’est qu’il est difficile de savoir quelle est la cible du personnage, et à quel moment. A-t-il dès le départ l’idée d’abattre la société ? Pas sûr… En tout cas, c’est une idée qu’il semble avoir dans son dialogue avec de Niro, quand il fait le procès de la société : à ce moment, c’est bien à la société qu’il s’attaque, pas juste à de Niro. Le point de non-retour, la transition, me semble avoir été faite, je l’ai déjà dit, au moment où il perd tout espoir.
On voit d’ailleurs qu’il a gagné en assurance, en énergie : une énergie destructrice pour un personnage qui a enfin trouvé sa place : celle de l’anéantisseur.

Malgré la preuve de cette volonté, le doute subsiste… car à aucun moment il ne tue quelqu’un à qui il n’en veut pas personnellement. Je l’ai déjà dit, mais il est important d’insister : on ne sait jamais s’il s’attaque à la société à travers ses victimes, ou s’il s’attaque aux personnages seulement qui lui ont nui. Il manque une victime, pour clarifier la situation : une victime qui démontrerait clairement le changement d’état d’esprit du Joker : il faudrait qu’il soit confronté à un personnage à qui il n’en veut pas personnellement, mais qu’il doit néanmoins éliminer s’il veut pouvoir se venger de la société dans son ensemble ; seule possibilité de marquer clairement la transformation d’Arthur Fleck en Joker.

Pour conclure, Joker est un film parsemé de petits défauts, qui en font un film moins radical que taxi driver.
Pourtant, il s’en dégage une énergie destructrice, vengeresse, une rage libératoire qui trouve dans l’actualité un écho qui rend son propos d’autant plus juste… enfin… tout dépend pour qui… Joker, c’est la vengeance des éternels perdants, presque un manifeste de destruction.

Chatov
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le 28 nov. 2019

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