« La tragédie ne dure pas : on en revient toujours à l’éternelle comédie de l’existence » Nietzsche

Joker ... Voilà bien un film assez paradoxal dans mon appréciation. Je trouve le film souvent très maladroit avec la caméra, il y a plusieurs choses que je n'aime pas trop habituellement dans les choix de mise en scène, et il y a également des maladresses, voire des incohérences dans la construction de certains dialogues. Et pourtant, j'ai beaucoup aimé ce film, je l'ai trouvé fort et il m'a touché. Pour deux raisons en vérité : la première, c'est que je trouve, malgré tout, que le propos du film est très intéressant... peut-être pas assez engagé malheureusement, mais il dit quelque chose de juste et propose des réflexions assez exaltantes sur la philosophie politique. La seconde est plus personnelle : je suis en situation de handicap, je suis, en réalité, atteint de nanisme, ne mesurant que 1m17, et en fauteuil roulant. Et même si je ne me suis pas reconnu dans le personnage du Joker, je m'y suis identifié, lui, le marginal, lui l'écarté social, car ce sont des choses que l'on ressent toujours un peu quand on est handicapé, même quand on est en France et qu'il y a un nombre d'aides sociales énormes et que nous ne sommes pas abandonnés... Si la colère du Joker se porte plus sur le regard politique que social (moi qui vit plutôt, de temps en temps seulement qui plus est, une colère sociale plus que politique vis-à-vis de mon handicap), j'arrive à la comprendre. Et en plus, il y a un personnage de petite taille justement dans le film, qui, pour une fois, est bien traité, sert le propos, ce que j'ai si peu vu au cinéma (à part chez Herzog, évidemment, et dans Freaks de Browning.) On est loin du personnage de petite taille associé aux mythes, au fantastique, relégué presque comme une créature merveilleuse (dans le sens qu'il est issu souvent d'oeuvre du genre du merveilleux bien entendu) plus que comme un être humain.


Difficile de tout détailler donc. Je parlais de maladresse cinématographique et vais essayer d'éclairer mon propos. Effectivement, je trouve la mise en scène parfois un peu surfaite, qui reste un peu trop ancrée dans le formatage... Je regrette par exemple la surabondance des musiques ! L'utilisation outrancière de l'art musical au cinéma à tendance à m'agacer. Certaines scènes auraient gagnées à ne pas avoir de musique, des musiques qui sont en plus peu tire-larmes, une musique faite pour renforcer l'empathie du spectateur, et c'est quelque chose qui me gène beaucoup. "Le cinéma sonore a inventé le silence", disait Bresson ; ici, le silence n'est pas exploitée, et le film aurait gagné beaucoup en tension, et même en empathie vis-à-vis du personnage, avec des séquences où le silence s'éternise. De plus, aucune magie ne semble émaner de la mise en scène ; l'invisible dont parle Godard ne semble pas être présent ici, tout se suit de manière assez mécanique, comme ont pu le dire certains, et je suis totalement d'accord. Pas de prouesses, pas d'innovations, c'est très standard, et parfois, il n'y a rien de pire que ce qui est ordinaire. Pour autant, le travail sur les couleurs est intéressant, et j'ai aimé le contraste entre les plans très géométriques du film avec le côté totalement désarticulé du Joker à travers ses multiples danses.


Mais pourtant, ça ne m'a pas gêné, car le film a marché tout de même. Car, ce personnage je l'ai aimé dès le début. Il y a des films comme ça très maladroits, mais qu'on ne peut s'empêcher d'aimer ; cela m'a fait ça avec After the Wedding , de Susanne Bier, dont la mise en scène m'agace et qui pourtant me prend aux tripes, un film que j'adore ! C'est pareil pour ce film... un film que je n'attendais pas spécialement d'ailleurs. Je ne connais pas du tout l'histoire des super-héros, et donc de leurs antagonistes... si j'ai quelques toutes petites références du côté de Marvel, chez DC Comics je ne connais vraiment rien, à part les quelques films sur Batman (ceux de Burton et de Nolan). Le Joker, je m'en fous un peu à l'origine de ce personnage, je n'y connais rien, et si j'avais beaucoup aimé les interprétations de Nicholson et de Heath Ledger, jamais je n'ai eu envie d'en savoir plus sur lui. D'ailleurs, même en sortant de ce film, je n'avais pas envie d'en savoir plus sur lui ; c'est le personnage du film qui m'a séduit, non pas en tant que genèse du Joker, mais en tant qu'homme démuni qui finit par se conscientiser politiquement et à devenir une icône populaire (même si je ne saisi pas pourquoi le Joker se dit dépolitisé, alors qu'il est totalement un être politisé... d'ailleurs, nous le sommes tous, l'apolitisme est une politique, car de toute façon, tout est politique, de la même manière que "tout est moral" chez Nietzsche.)


J'ai aimé ce personnage dès le début pour une raison simple : le Joker n'est pas fou, et ne sera jamais présenté comme tel. Il n'est pas dément. Certains disent qu'on a humanisé le Joker... je n'aime pas ce mot, "humanisé", car justement, le mal d'un personnage comme le Joker dans la version de Burton pourrait être vu comme un excès d'humanité selon Nietzsche... Il est humain, mais surtout trop humain, pour paraphraser l'ouvrage de Nietzsche... Il n'y a rien de plus humain que le mal, que faire le mal, que la domination (la fameuse volonté de puissance nietzschéenne, souvent mal comprise) et quand on parle de l'inhumanité de certains personnages, voire de certaines personnes appartenant à l'Histoire (Hitler, par exemple), ils sont en réalité tout à fait humains, à mon sens. Mais il est juste que l'on donne une autre essence à ce personnage que ce que j'ai pu en voir auparavant. On se rit de lui ; on se fiche de lui ; il n'est personne. Si parfois, on tombe un peu dans le misérabilisme, il y a tellement de vrai dans un personnage comme ça. J'ai aimé aussi que Gotham ne soit pas une ville comme on peut nous la représenter habituellement ; certes, c'est Gotham, mais c'est comme si nous étions dans le New-York des années 70. D'ailleurs, il y a beaucoup de références à Taxi Driver, des références un peu lourdingues d'ailleurs, trop forcées.


Ce que peut penser le Joker, dire le Joker, tout le monde s'en fout. Une scène m'a frappé, et m'a beaucoup plus... C'est lorsqu'il est à la recherche de Thomas Wayne, celui qui présume être son père (l'intrigue ne m'a peu emballé d'ailleurs, mais j'ai essayé de me prendre au jeu.... sa mère était-elle véritablement démente, ou est-ce la famille Wayne qui l'a faite passer pour démente ? J'aurais envie de croire au second choix...)... Il rentre dans un cinéma, qui diffuse Les Temps modernes de Chaplin. Chaplin est un réalisateur de gauche, très à gauche d'ailleurs,, mais lui ne gène pas la bourgeoisie, qui se marre devant Chaplin, ils adorent le film et Chaplin, eux-mêmes que Chaplin méprise tant. Mais Chaplin est un grand artiste, devenu lui-même presque bourgeois dans sa façon de vivre,ou en tout cas dans ses revenus (même si le seul critère monétaire ne suffit pas pour qualifier un être de bourgeois, cela dépasse bien cela)... Lui on peut donc l'écouter. Ce n'est pas du tout une charge contre Chaplin, mais bien une charge contre la bourgeoisie. Quelque part, Todd Philipps réussi ici à capter du réel je trouve. On décide qui mérite d'être entendu et qui ne le mérite pas. C'est une scène où le Joker prend d'ailleurs conscience de quelque chose. Sa colère, totalement politique, commence à devenir véritablement criminelle. J'ai peut-être un regret ; c'est qu'il y a malgré tout une grande facilité dans les victimes faites par le Joker. Il s'attaque directement à ceux qui ne l'aiment pas, ceux qui se foutent de lui, plutôt que de s'attaquer à des icônes (en exceptant la fin). C'est un peu dommage, et renforce le côté un peu misérabiliste, mais bon, ça a tout de même fonctionné sur moi. Mais j'aurais aimé qu'il s'attaque à de véritables icônes du monde qu'il rejette.


Et il y a une scène que j'ai précisément adoré, c'est celle où ses deux anciens collègues lui rendent visite. Celui de petite taille, et son "ami" qui est à l'origine quelque part de son licenciement, et qui avait malgré tout une sorte de mépris, ou d'a priori, sur le Joker. Le Joker tue, avec une terrible violence, avec un acharnement et une certaine jouissance du meurtre, ce soit disant ami. La personne de petite taille est terrifiée, mais le Joker lui dit avec une grande sincérité qu'il ne le tuerait pas, car c'est le seul, à son ancien boulot, qui ne l'a pas méprisé, qui l'a compris, car lui aussi a une condition d'handicapé, lui aussi est marginalisé. La personne de petite taille s'en va donc, mais la chaînette d'ouverture est trop haute pour lui ; il y a quelque part une sorte d'humour, et souvent, la salle rigole un peu. Il demande alors de l'aide au Joker, qui lui ouvre la porte et lui réitère ses propos sur le fait que lui, cette personne de petite taille, lui seul, n'a pas ri du Joker. Et comme la salle a ri, on ne peut que se sentir coupable d'avoir ri, sans le regretter pour autant. Ici, le réalisateur joue avec le public et nous montre à quel point il est facile de rire du handicap... c'est même normal... mais il montre surtout qu'il est rare de pouvoir comprendre la condition d'un handicapé quand nous ne le sommes pas. C'est pas forcément très fin, mais en tant qu'handicapé, atteint de nanisme comme lui, et bien je n'ai pu qu'être touché.


J'ai adoré la fin. Une phrase me rend dubitatif néanmoins ; lorsque le Joker affirme que sa vie vient de passer d'une grande tragédie à une immense comédie. Qu'est-ce que le personnage veut véritablement dire par là ? J'ai l'impression que c'est une phrase un peu mise là sans savoir pourquoi, car on peut l'interpréter de 20 000 manières ! La première chose que j'en retiens, c'est que de nos temps, on ne sait plus jouer la tragédie (surtout les comédiens -- de théâtre -- français, qui ont l'art d'essayer de tout jouer sur un ton plus ou moins comique, même dans certaines pièces tragiques, car nos acteurs français ne savent plus jouer le tragique, pour la plupart). Et il y a évidemment une dimension politique : le tragique, c'est l'un des genres (je parle de théâtre, ici) les moins politisés (ça l'est tout de même, attention, il y a de grandes tragédies politiques bien évidemment). La comédie, elle, c'est le genre politique par excellence. Les dramaturges les plus politiques, en France, sont les auteurs de comédies, ce sont Molière, Marivaux, Beaumarchais, Beckett aussi (il n'est pas français mais écrit en français). Il passe du religieux (le tragique) au politique (la comédie) finalement.


Et c'est pour cela que ça m'énerve un peu qu'il se présente comme un personnage non-politisé ; ça enlève presque tout le sens de la phrase sur le passage de la tragédie à la comédie. J'aurai préféré qu'il assume être le port-étendard du port du masque de clown dans les rues, qu'il assume les tendances insurrectionnistes du film. Un film qui fait un peu penser à Larmes de clowns, de Sjöstrom, mais Sjöstrom est plus brillant et assume plus ce propos. Ici, on sent que Phillips a peur d'être jusqu'au-boutiste... Peut-être que les producteurs ont souhaité modifier un peu le script je n'en sais rien. Mais je le regrette.


J'ai néanmoins adoré cette toute fin... Tout la séquence avec De Niro, évidemment, mais surtout Le Joker porté en triomphe, avec des références évidentes à Eisenstein, Le Joker présenté presque comme Lénine... A nouveau, la référence est un peu lourdingue, mais la scène est géniale je trouve. Elle participe à la déconstruction totale d'une icône, celle de Batman, le réactionnaire qui participe au fait que le monde ne change pas, l'anti-marxiste par excellence. Je trouve ça fort, et c'est vraiment dommage que un peu avant, le Joker n'ait pas assumé qu'il était politisé, car la scène peut perdre un peu en crédit... mais bon, j'en ai fait abstraction, en me disant qu'il est politisé inconsciemment !


Par contre, je n'ai pas trop été séduit par les séquences avec sa petite-amie, qui s'avère être une construction totale de son esprit. En soi, l'idée est bonne, celle que le rêve peut nous sauver de la détresse, ce que prône, avec beaucoup plus de génie et de virtuosité, Kurosawa dans Dodes'Kaden . Quand on a plus rien, il nous restera à jamais le pouvoir de croire, ou le pouvoir d'imaginer, de rêver. Mais ça manque de subtilité, le climax n'est pas convaincant et c'est dommage, car il est difficile du coup de ressentir de l'empathie sur le moment de découverte... Mais bon, disons que Phoenix sauve parfois, par sa présence, par son interprétation, quelques faiblesses d'écriture.


Un film très maladroit, mais que j'ai trouvé malgré tout très bon, un film insurectionniste de gauche mais qui n'ose pas être jusqu'au-boutiste malheureusement, mais qui renvoie à beaucoup de réflexions politiques et philosophiques sur les sociétés modernes. Un film qui détruit un peu les icônes, qui auraient pu avoir des tendances nietzschéenne (cf Le crépuscule des idoles ) s'il avait eu une démarche jusqu'au-boutiste justement. C'est en tout cas mieux que j'espérais ; et le traitement de l'handicap m'a fortement ému.


C'est par le prisme de l'handicap, surtout, que le Joker se politise. Car le handicap est politique. Car tout est politique ; et car ce film le démontre malgré tout.

Reymisteriod2
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le 8 déc. 2019

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Reymisteriod2

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