La fête au cinéma amène souvent son lot d’excès, d’euphorie et de retours brutaux à la réalité. Sauf chez Tati. Avec le cinéaste français, la fête, comme toute autre chose de la vie, est filmée avec douceur et bienveillance, presque sans heurts. Jour de fête, son premier long-métrage sorti en 1949, est un bel hommage à la France rurale de l’après-guerre, entre célébrations locales et regards tournés vers un monde nouveau qui se profile, « moderne » et venu d’outre-atlantique.


Tourné avec deux caméras, une couleur et une noir et blanc de secours, Jour de fête n’a longtemps existé qu’en noir et blanc, jusqu’à une restauration récente ayant rendu au film les couleurs d’origine voulues par Tati. Et le film gagne a être découvert dans cette version, tant les tonalités légèrement délavées donnent à l’ambiance du film, déjà surannée, sa saveur de village français d’antan. En plus de l’image, la musique de Jean Yatove participe au charme désuet du film, variant les registres entre mélodies foraines, valses, jazz et sonorités enfantines de boîte à musique. Et comme toujours chez Tati, ce travail de la musique et de l’ambiance sonore contre-balance des dialogues quasi inaudibles. Car les mots importent peu dans ce cinéma sociologique ; ce qui compte, ce sont les bruits, les couleurs, et même les goûts et les odeurs que l’on recompose et qui enrobent les passants et les passantes.


Fête…


Jour de fête est, par son titre même, une promesse. Promesse tenue par la première partie du film, qui s’ouvre avec une roulotte filant devant les champs et les basses-cours, conduite par des forains venus monter un carrousel sur la place du village. Tout le monde s’affaire : on s’habille pour l’occasion, on va chez le coiffeur ou le barbier, le barman repeint la terrasse de son café, les jeunes filles se félicitent de leur toilette, les enfants sautillent… Et c’est tout un village qui semble prendre vie. Après la présentation attendrissante du décor, l’arrivée du personnage de François le facteur, joué par Tati lui-même, lance les hostilités comiques. Immédiatement, François apparaît comme un descendant évident des personnages de Keaton (la grande taille en plus). Aussi dénote-t-il avec le reste d’un décorum jusqu’ici très « réaliste », auquel il ajoute une touche burlesque bienvenue un « jour de fête ». Et le spectateur de valser avec lui au gré des manèges, stands de tir, chamboule-tout, concours de cul-secs et tours de piste de danse – autant de saynètes dans lesquelles Tati parvient toujours à glisser quelques gags savoureux, où l’entrain enfantin de son personnage, mêlant malice innocente, maladresse et concours de circonstances, fait autant de miracles qu’il ne le met dans l’embarras.


Dans cette première partie, Jour de fête est une vraie réussite comique, sans pour autant n’être que cela. La galerie de personnages est profuse, et chacun a ses propres sous-intrigues à partir desquelles Tati va créer de nouveaux gags : Roger le forain et son coup de foudre pour la jolie passante ; François et ses problèmes de vélo ; le retour incessant d’une mouche particulièrement bruyante ; le vernis des chaises du bar qui ne veut pas sécher ; l’homme au strabisme qui vise toujours à côté ; et bien sûr la petite vieille à la chèvre, qui commente tout ce qu’elle voit en invitant le spectateur à participer à ses commérages. Tous ces détails ne sont que des ébauches d’écriture finalement très peu exploitées, mais qui demeurent autant de champs des possibles avec lesquels le personnage de Tati pourra interagir ou non. En moins d’une heure vingt, tout ceci sert un comique de répétition et de situation d’une grande finesse, tout en peignant une toile de fond vivante et chaleureuse. Un petit monde riche et dynamique, à peine caractérisé et pourtant si attachant…


… et défaite ?


Puis la journée prend fin et un nouveau film commence. Les couleurs bleutées, la nuit tombante, les stands refermant leurs portes et le silence assourdissant de « l’après » plongent la place du village dans une mélancolie inattendue. On remballe. Le jour de fête n’était qu’une exception, et dès le lendemain, la vie quotidienne doit reprendre. Facteur dépassé, François a le cafard : durant la fête, il a assisté à la projection d’un documentaire sur les postmen américains, sortes de super facteurs du futur parachutés par hélicoptères. « Les Américains veulent faire de chaque facteur l’acrobate », nous dit-on : parce qu’en Amérique, tout doit être plus amusant, plus divertissant, plus grand, plus beau, plus extrême… C’est le nouveau monde qui frappe à la porte du vieux village de la France rurale : désormais, tout ira plus vite, tout sera plus efficace. « Rapidité, rapidité ! », scande François à tour de bras, grisé par le progrès et bien décidé à lancer sa propre tournée « à l’américaine ».


Cette obsession pour l’Amérique, vue par tous les villageois comme un ailleurs absolu cristallisant toutes leurs idées de l’exotisme, de la démesure et de la mécanisation, symbolise pour Tati cette fascination craintive pour une société moderne et technologique à laquelle la France « profonde » n’échappera pas elle non plus. Nous sommes en 1949, la Seconde Guerre mondiale vient de passer, et l’Amérique jouit encore de cette aura de puissance que son intervention victorieuse dans la guerre lui a octroyée. La culture américaine commence donc à s’infuser dans les esprits européens, jusque dans ces villages ruraux a priori intouchables : en témoigne cette scène où François aide les villageois à dresser un grand poteau sur le place du village pour hisser le drapeau français, dans une chorégraphie menant les personnages à épouser les positions exactes de ces – déjà mythiques ! – G.I. érigeant le drapeau sur Iwo Jima en 1945.


François est donc dans ce double rapport d’admiration enfantine et de crainte d’être dépassé. Facteur à vélo, alors que les jeunes filent déjà sur leurs mobylettes. Employé de la poste française où l’on trie le courrier à la main, tandis que là-bas, des machines le font à toute vitesse. « Rapidité, rapidité ! ». Un temps déprimé à l’idée de devenir un facteur inefficace, François prend finalement cette perspective comme un défi, comme un jeu qui s’inscrit parfaitement dans cette ambiance de fête. Et c’est d’ailleurs, sans hasard, sur le vélo factice du carrousel qu’il s’entraînera à pédaler le plus vite possible et à chorégraphier ses gestes pour distribuer le courrier plus efficacement. Et face au ridicule attendrissant de l’entreprise, la vieille commère le rassurera en donnant le fin mot de l’histoire : « pour c’qu’elles sont bonnes les nouvelles, on a ben l’temps d’les r’cevoir ! »


The show must go on !


Le cinéma de Jacques Tati est imprégné de douceur et d’amusements enfantins, dès ses deux premiers films, Jour de fête et Les Vacances de Monsieur Hulot, et jusqu’à son dernier, Fanfare. La fête est pour lui l’occasion de gags comiques mais aussi de mélancolie passagère, ambivalence caractéristique de son cinéma dont les personnages sont en proie à la solitude au cœur même de l’effervescence collective. C’est le cas de Monsieur Hulot, qui ne trouve pas sa place au sein des vacanciers et finit par s’amuser seul avec des feux d’artifice ; c’est aussi le cas de François le facteur dans Jour de fête, messager solitaire qui socialise le temps d’une célébration villageoise, avant de s’apitoyer sur son sort une fois seul sur les chemins.


Dans tous les cas, quoique les protagonistes de ces deux premiers films soient en décalage avec leur environnement, il ne se dégage jamais une once de tristesse de cette relative solitude. Au contraire, ces personnages, un peu perdus dans leur monde à eux – celui de l’enfance éternelle et de l’imaginaire –, ne cessent de s’émerveiller, de trouver des sources de motivation, de créativité et de renouvellement. Et finalement, sans véritablement changer le cours des choses ni transformer les bouts de monde qu’ils traversent, les personnages de Tati parviennent toujours, là où ils passent, à imprimer une marque de bonté, de candeur et de malice rafraîchissantes. Une marque quasi imperceptible, et pourtant essentielle.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 26 juin 2021

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Jules

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