J’aime les causes perdues.


Jupiter Ascending s’est méchamment pété la gueule. Un échec commercial, déjà, et un méchant. Et puis surtout un échec critique (dans les deux sens du terme !) – un peu près tout le monde a détesté ce film.


… Je l’aime plutôt.


Faut dire aussi que j’aime bien les Wachowski. Remise en contexte : la trilogie Matrix (dont on s’accorde à dire qu’elle a révolutionné le cinéma tout en étant passablement boiteuse), V pour Vendetta (un très bon film même si apparemment très mauvaise adaptation), Cloud Atlas (chef-d’œuvre absolu). Et deux-trois autres. Vous me direz que c’est du gros blockbuster qui tache, tout ça, et je répondrai oui mais non. C’est du blockbuster d’auteur. Du film indépendant au budget qui se compte en centaines de millions de dollars. D’où le problème, aussi, de pratiquement tous leurs films : le manque de miscibilité entre grand spectacle et réflexion. Ce sont les reinesde la grande scène d’exposition philosophico-bancale (en voilà une belle : https://www.youtube.com/watch?v=oddqpfcFo3M)


Mais en même temps, ces gens-là ont des choses à dire. Ils les disent souvent mal, certes, mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a rien d’intéressant à tirer même de leurs ratages.


Jupiter Ascending suit l’histoire d’une émigrée russe aux Etats-Unis, au doux nom de Jupiter (jouée par une Mila Kunis qui a apparemment oublié de prendre son charisme avec elle sur le plateau de tournage) qui découvre qu’elle est en fait au cœur d’une conspiration entre princes marchands extraterrestres pour s’assurer le contrôle de précieuses ressources. Un de ces princes étant d’ailleurs joué par Eddie Redmayne, dans un rôle qui lui a valu un Razzie Award du pire acteur l’année même où il empochait un Oscar pour Une Merveilleuse Histoire du Temps – pas complètement immérité, il faut bien le dire. Si ça a l’air d’un scénario complètement cliché et bancal, c’est parce que ça l’est. Mais il y a des subtilités.


Tout l’univers de science-fiction dépeint par le film, s’il bénéficie d’une direction artistique mi art-nouveau mi art antique à tomber par terre, est bourré de concepts complètement débiles à première vue – notamment le fait que les humains puissent se recombiner génétiquement et se croiser avec des animaux –, mais qui servent en fait une certaine logique. Tout est démesuré, incompréhensible, bizarre et décontenançant – jusqu’au jeu complètement pété d’Eddie Redmayne, dont je pense que le caractère étrange était un choix en partie volontaire qui s’est juste un peu barré en cacahouète pendant le trajet. Mais là où n’importe quel film de science-fiction / fantasy montrerait le personnage principal s’élever à la mesure de cet univers, prenant sa destinée en main pour devenir un surhomme, Jupiter Ascending prend une route autrement plus intéressante.


En fait, je suis pratiquement convaincu que ce film est une critique du Monomythe. Le Monomythe, c’est ce concept du Voyage du Héros, qu’on retrouve depuis les mythes antiques (et leurs transpositions modernes comme Le Seigneur des Anneaux), voire depuis les textes religieux – concept développé par un monsieur Joseph Campbell dans son livre Le Héros aux Mille Visages. Grosso modo :



« Un héros s’aventure depuis notre monde de tous les jours dans unerégion de merveilles surnaturelles : il rencontre des forces fabuleuses et remporte une victoire décisive : le héros retourne de sa mystérieuse aventure avec le pouvoir faire pleuvoir les bénédictions sur ses compatriotes. »



[Pour plus de détails, y a une très bonne page wikipédia en anglais : https://en.wikipedia.org/wiki/Monomyth#Belly_of_the_Whale]
La pertinence universitaire de ce concept dans les champs de la narratologie a été vivement contestée, mais il a eu une influence colossale dans le cinéma, surtout celui de divertissement, grâce à un parfait inconnu du nom de Georges Lucas, qui a plus ou moins écrit le scénario de sa parfaitement obscure hexalogie Star Wars avec Campbell sur sa table de chevet. Depuis, on en mange à toutes les sauces ; et si cet état de fait n’est pas un mal en soi, c’est en tout cas sympathique d’en voir une déconstruction.


Le meilleur exemple reste cette séquence intervenant à mi-parcours, où Jupiter, sauvée par un chien policier humain (… ouais, c’est un peu con dit comme ça ; voire un peu con tout court), doit aller faire reconnaître son statut d’élue. La coutume voudrait qu’il y ait une scène de reconnaissance : dans Star Wars, ça peut être le moment où Luc discute de son père avec Ben au début du film, où la fanfare finale ; dans Le Seigneur des Anneaux, ça se passe au moment où les différents membres de la Communauté de l’Anneau prêtent serment à Frodon Sacquet (et non, je suis désolé, même si les nouvelles traductions sont très bonnes, je ne me résoudrai jamais à traduire Baggins par Bessac). Dans Jupiter Ascending, on envoie notre héroïne aller remplir des formulaires dans un paquet de bureaux. Héroïne qui est d’ailleurs sans pouvoirs particuliers, qui n’apprend pas à devenir une guerrière incroyable sans peur et sans reproche : elle doit se faire secourir par ceux qui disposent de plus grands pouvoirs, et n’a in fine d’influence que sur ses propres décisions.


Et puis surtout, la fin est un modèle d’intelligence. Pas de croisade épique contre un système injuste (constante des films du duo : s’il y a un système, alors il est pourri), juste un retour à la tranquillité, à la normalité, comme pour dire qu’être ordinaire c’est déjà être extraordinaire, que l’on a pas besoin de sauver la galaxie pour être quelqu’un de bien (et que d’ailleurs, ce n’est pas parce qu’on dirige ladite galaxie qu’on est quelqu’un d’heureux – il y a une réplique récurrente assez intelligemment placée qui le dit bien). Que tout le monde est un héros, et que n’importe quelle femme de ménage russe pourrait être la propriétaire cachée de l’univers.


Ben moi je trouve que c’est un beau message. Le film n’est pas bon pour autant, mais ça en fait en tout cas un mauvais bon film. Ou un bon mauvais film ? Dilemme, Dilemme.

EustaciusBingley
6

Créée

le 11 oct. 2015

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