Dolan, barde chancelant sur les falaises du bout du monde

Que personne ne mente, que tout le monde laisse ses souliers salis de snobisme et de mépris devant le Théâtre Lumière : Dolan peut désormais faire partie du panthéon des grands du cinéma de notre temps, ou bien en fera assurément partie, compte tenue du certain manque d'esprit critique qui peut souvent m'assaillir. J'entendis de nombreuses remarques à son sujet, que j'invoquais souvent par le passé afin de démontrer que je faisais partie du peu de personnes pour qui l'art du petit génie "narcissique et bobo" n'ébranle pas la sentimentalité ou même le goût esthétique cinématographique. Ses films, plus sentimentaux et proches de ces spectateurs que d'autres, teintés d'un onirisme et d'une poésie souvent montrés comme agaçants car trop démonstratifs et superficiels pour beaucoup, ont marqué au fer rouge une oeuvre qui pourtant me semble désormais légitime parmi les plus grandes.


Il est assurément le porteur fier et luxuriant de l'étendard d'un monde poétique et proche de (presque, et c'est bien en ce monde que doivent se terrer ses détracteurs) tout le monde, embrassant en un plan tout la beauté des apparences vestimentaires, comportementales, décoratives et même spirituelles. J'ai tué Ma Mère traçait le croquis de ce qui allait germer en un cinéma porté sur les thèmes de la confrontation identitaire, idéologique et de style de vie, mais aussi de la superficialité au sens propre du terme, en tant que couches façonnées de façon pittoresque qui reflètent l'âme, les personnalités et les points de vues, ou encore de l'exclusion et du mensonge dissimulé sous des moeurs vaniteuses qui l'enterrent. Suivirent alors, dans un ordre croissant et chronologique qualitativement parlant -classement duquel j'exclurais Les Amours Imaginaires- Laurence Anyways (apothéose foutraque d'ingénuité filmique et de lyrisme qui bousculent), Tom à La Ferme (thriller sentimental où ses dessins les plus sombres se laissaient entrevoir), et enfin Mommy (qui semble à ce jour être l'oeuvre qui récolta l'unanimité des spectateurs et des critiques, le plus abouti d'entre tous).
Mais où donc placer Juste la Fin du Monde?


On trouve une continuité évidente dans les thématiques abordées et la griffe esthétique de l'extravagant, mais la mise en scène et la direction d'acteurs, le rythme aussi, semble avoir été rassérénés par le réalisateur pour laisser place à une ère plus réfléchie et maitrisée dans sa filmographie. Bon, pas de panique, ses envies de grandeur ne se sont absolument pas calmées étant donné le casting démentiel qu'il convoqua ainsi que le choix de la pièce de Jean Luc Lagarce, dont le pitch est celui du retour d'un auteur dépressif, poétisant sa vie et ayant fui les siens pendant 12 ans, pour revenir annoncer sa mort prochaine à ces derniers lors d'un après-midi qui promet d'être explosif et contenant toujours plus d'émotion qu'un film habituel ne peut en contenir sans tomber dans le pitoyable pathos. L'incontournable alter-ego du Dolan et de ses problèmes psychologiques de jeunesse ressurgissent ici au travers du personnage d'Ulliel, dont le désir (et peut être même le besoin incontrôlable) d'aller au fond des choses et du fonctionnement même de la vie, l'approche même de l'auteur, comportement qui l'empêche de vivre en communauté et en famille comme ceux qui abordent la vie de la façon dont elle nous est offerte, faisant du protagoniste un homme socialement mort-né dont le spectateur lui même ne connaitra jamais les motivations de si départ.


C'est dans la mise en scène, l'éclairage, la composition et les jeux et interactions d'acteurs construits autour de ce faisceau de thématiques que le réalisateur excelle : étouffés de bout en bout par une photographie grisée et floue, des plans resserrés ne conservant quasiment que les personnages et un montage de plans séquences d'une rare beauté retranscrivant au mieux les enjeux et relations conflictuelles des personnages, nous sommes comme immergés dans une eau trouble et visqueuse une heure et demie durant, pataugeant lentement dans une atmosphère orageuse et dramatique dont le dénuement ne nous fera que brièvement sortir de l'eau, car Dolan décide de laisser (comme à son habitude) les enjeux et thématiques engagés lettres mortes. Car un creux, bien que léger, vient briser la tentative de parvenir à réaliser son "film le plus abouti"(selon ses dires) : malgré une réalisation magistrale, une tension étonnamment équilibrée, une maturité et une retenue rénovant son art, on tendrait à penser que ce dernier s'oublia un peu dans un format pour l'instant inconvenable du fait de la nature sauvage et libérée de ses films. Ayant voulu donner un étau resserré mais nécessaire à toute œuvre d'art, il semblerait que, comme un peintre s'essayant pour la première fois aux pratiques esthétiques d'un nouveau mouvement, les éléments internes à l'oeuvre dissonent.


Les acteurs et les rôles que chacun interprètent ne nous offrent pas la cacophonie escomptée compte tenu des univers respectifs desquels chacune sont issus et des techniques de jeu différentes. La table ensoleillée dont le contour se détache d'un arrière plan flou n'ayant au final que peu d'importance (pour une fois) dans le film semble accueillir, telle une allégorie olympienne, des demi-dieux rapetissés qui cachent derrière un rictus, un sourire ou un regard sombre une mythologie démentielle. Le monde est épuré, à l'image d'un huis-clôt théâtral, de toutes autres considérations que celles des personnages, se débattant faiblement au milieu de la question essentielle qu'est celle de la cause du retour du personnage d'Ulliel, le passé commun avec ce dernier que chacun porte en eux et essaye d'utiliser pour l'aborder et pour répondre à certaines questions, et la mort grimpant sur le personnage principal de façon croissante. Une tension brillamment maintenue quoique rendue par moments ridicule par quelques maladresses telles qu'une musique omniprésente et pompeuse et des jeux niaiseux (Marion, débouche tes sinus avant de passer un casting d'une telle ampleur). Mais dans ce bouillonnement de vie, d'amour et de haine (elle-même liée l'amour), on retrouve tout l'art du jeune réalisateur, ou même son génie : embrasser la vie de sa camera comme de ses deux bras pour emporter nos coeurs de spectateurs sur l'écran blanc et y projeter tous ses secrets et enjeux intérieurs.


Car adapter une pièce de théâtre au cinéma n'est déjà pas simple, compte tenu du fait qu'elles s'appuient beaucoup moins sur les éléments décoratifs, qu'elles se concentrent sur les personnages et que celle-ci se trouve être un huis-clos. Le fil subtil et doré du montage, de la photographie et des jeux d'acteurs structure à lui seul un film hors du temps, à la fin de tout car ne mentant en rien. Cherchant ainsi à distiller ses fleurs cinématographiques multicolores qui peuplaient ses autres films, Dolan parvient -non sans maladresse- à en soutirer l'essence de son propre cinéma qui, en cette exhalation d'une heure et demie, parvient à imprégner, faire aimer et voir enfin ce qui se cachait sous toutes ses folles tenues, ses maquillages extravagants, ses envolées lyriques qui l'incriminèrent avant que l'accusé ait pu parler. Nous sommes à la fin du monde Dolanien et il ne maîtrise pas encore l'art du funambulisme cinématographique pour pouvoir sautiller entre une telle hauteur et un tel vide.

Depeyrefitte
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le 22 mai 2016

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