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L’affinité de Kurosawa pour Dostoïevski est connue, ayant notamment abouti à une adaptation de L’Idiot en 1951 ; aussi, lorsqu’il sort presque trente ans plus tard un film appelé Kagemusha, « le double » en japonais, on se dit qu’il s’agit presque d’un retour aux sources, comme le sera Ran vis-à-vis de Shakespeare, sorti vingt-huit ans après Le Château de l’Araignée, ce MacBeth nippon ! Eh bien on se trompe : j’ai beau chercher, Kagemusha, l’Ombre du Guerrier n’a rien de commun avec le sombre drame fantastique et psychanalytique de l’écrivain russe, traitant d’un fonctionnaire qui se réveille un matin avec un double idéal ; et comment pourrait-il en être autrement, puisque l’un des deux sosies de Kagemusha meurt dès les quinze premières minutes ?


« Un double n’a de sens que lorsque l’autre est en vie » fait d’ailleurs remarquer, désabusé, le survivant. Mais avait-il du sens pour commencer ? Cette opération n’était-elle pas vouée à l’échec dès sa conception ? Prenez la scène d’ouverture, absolument magistrale : un plan fixe et continu de six minutes, présentant les trois principaux protagonistes – le seigneur Shingen Takeda au centre, son frère et conseiller Nobukado à gauche, et celui qu’ils présentent comme un vulgaire voleur de grands chemins, renfrogné et grimé en Shingen dans le coin droit de l’écran. L’éclairage est faible, ne reposant que sur une bougie en haut d’une tige, disposée à côté du sosie ; il est tel que les deux personnages sur les côtés sont en partie dans l’obscurité, et seul le daimyo est totalement dans la lumière. De fait, il est le seul dont l’ombre est parfaitement visible sur le mur derrière lui, juste sous l’emblème de sa faction…


Ils ont beau lui ressembler comme deux gouttes de saké, tout en étant plus rusé pour l’un et plus sensible pour l’autre, Nobukado et le double se fourvoient lorsqu’ils pensent être l’ombre du tyran : celui n’en a qu’une, morte avec lui, de même que son clan…


Il y a tant à dire sur cette seule séquence ! Aux deux aristocrates qui énumèrent ses larcins, le rustre rétorque : « J'ai peut-être volé et tué, mais je n’envoie jamais inutilement des hommes à la mort ! » Bertrand Tavernier, que j’adore au demeurant, pourrait en prendre de la graine, lui qui aborda cette thématique de la criminalité avec des gros sabots dans Le Juge et l’Assassin quatre ans plus tard. On admirera au passage le bon sens du petit peuple chez ce manant qui ne se laisse pas démonter face à ceux qui tiennent sa vie entre leurs mains !


Tiens, finalement le voilà, le premier « dostoïevskisme » de Kagemusha : les « crimes » de la plèbe, capable de les contrebalancer par de la sagesse et une bonté irréfléchie, innée, ne sont que peu de choses lorsqu’on les compare à ceux d’une élite arrogante et déconnectée du peuple, enfermée dans des châteaux auxquels elle attache plus d’importance qu’aux hommes, et qui joue avec ces derniers comme avec des pions.


Le reste du film, imbriqué dans le cadre historique des luttes de pouvoir entre les clans Takeda, Oda et Tokugawa à la fin du XVIème siècle nippon, lui donnera raison : comme dans Ikiru sur un registre totalement différent, Kurosawa marche cette fois dans les pas de Tolstoï, « rival » que l’Histoire a imposé à Dostoïevski, avec une sorte de "Guerre et Paix au Japon", où l’une succède à l’autre dans un rythme cyclique éprouvant. Plus russophile que jamais, le Senseï renoue alors avec sa fibre eïsensteinienne, délaissée depuis La Forteresse Cachée : des escaliers géants encombrés de soldats qui les dévalent à longueur de travelling, des plans en profondeur sur des centaines de figurants en marche dans les plaines de sable noir ou à l’assaut de citadelles, des jeux d’ombres sur fond de ciel rouge qui influenceront son producteur Coppola pour le montage d’ouverture de son Bram Stoker’s Dracula, des charges de cavalerie filmées en hauteur…


Akira-san se fait d’autant plus plaisir qu’il peut pour la première fois réconcilier son attrait pour la fresque Sengoku épique avec la généralisation du cinéma en couleurs, apportant ainsi encore plus de souffle et de magnificence au spectacle de ces armées chamarrées se heurtant les unes aux autres dans un concert chatoyant. Il ira bien sûr encore plus loin sur ce thème avec son prochain film, Ran (« le Chaos »), lequel obéit à un véritable code-couleur aussi intelligent que maîtrisé.


À ce sujet, puisqu’il s’agit d’un film sur la double-identité, il m’est difficile de ne pas évoquer davantage Ran, véritable frère jumeau de Kagemusha – ou peut-être son double maléfique ? Kurosawa lui-même disait de Kagemusha qu’il était une « répétition en prévision de Ran », projet encore plus personnel et sur lequel, un temps suicidaire et désabusé, il planchait depuis bien plus longtemps. Le mot est cruel, mais il ne fait aucun doute que le film de 1985 est visuellement et fondamentalement plus abouti, en ceci notamment qu’il « tranche » avec beaucoup plus d’acuité, en plus de par son propos autrement plus nihiliste, avec le Kurosawa d’autrefois - exit les effets de style énumérés plus haut, Ran est filmé de bout en bout comme une pièce de théâtre Nô, ou un fresque démente venue à la vie.


Mais la comparaison n’est pas toujours à la défaveur de son aîné, loin s’en faut ; j’ai beau lui préférer nettement Ran pour les raisons que je viens de donner, je n’en apprécie pas moins que Kagemusha, malgré un final guère moins apocalyptique, présente ça et là quelques vestiges de la bienveillance de Kurosawa pour ses personnages : ainsi de quelques scènes très touchantes, comme lorsque le double imite à la perfection la pose de feu Shingen et que ses serviteurs s’en émeuvent aux larmes, de ce joli plan typiquement kurosawien où le double et les espions observent le manège sur le lac depuis la même cachette, ou de l’amertume du frère cadet Nobukado condamné à rester en retrait (« L’ombre d’un homme ne le quitte jamais »), ou surtout du lien qui se crée entre le petit héritier et son faux grand-père, chassé ignominieusement à coups de pierres sans pouvoir lui dire au revoir…


Les masques tombent, les empires aussi. Passée cette rupture tragique, la parole est aux armes. À un contre deux, le sort de ces dernières ne peut qu’être défavorable au clan Takeda, dont la bannière est emportée par les eaux, comme le corps du daimyo et celui de son serviteur, destin préfiguré par le cauchemar quasi-psychédélique de celui-ci, scène la plus visuellement mémorable du film.


La trompette solitaire de Shinichiro Ikebe fait office de Te Deum, et je vous laisse juger de sa pertinence ou non. Le thème principal a ce qu’il faut de mélancolie, mais pour ma part je n’aime vraiment pas cette bande-son, que je trouve globalement inappropriée et un million de fois en deçà des flûtes et tambours traditionnels de Toru Takemitsu sur Ran, qui donnent tellement plus d’ampleur à la tragédie sous nos yeux. De même, Kagemusha s’étire un peu trop en interminables réunions d’état-major, quoique celles-ci soient souvent illuminées par l’extraordinairement rougeaud général Yamagata, qui lorsqu’il se met en colère fait penser à un pomme au four ! Ce sont les seul détails qui m’empêchent de lui donner une note parfaite, mais Kagemusha : l’Ombre du Guerrier n’en est pas moins un nouvel opus majeur dans la longue filmographie d’Akira Kurosawa, un énième monument d’intelligence et de réflexion sur l’âme humaine, drapé dans un ensemble particulièrement flamboyant. À voir et à revoir… avant son chef-d’œuvre ultime, ses Frères Karamazov.

Szalinowski
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le 7 sept. 2019

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