Au début, on se dit que ça met du temps à démarrer, à l'image de la plupart des nombreux véhicules présents dans le film. Puis, on se rend compte assez vite qu'en fait ça ne démarre jamais, ou que ça a déjà démarré, ou plutôt qu'en fait démarrer ça n'existe pas, parce que cela sous-entend le début d'un temps puis sa fin alors qu'ici il ne s'agit pas de créer un temps artificiel mais de prendre le temps réel au vol pour ne plus s'arrêter, comme le fait la caméra lorsqu'elle inaugure magistralement ce magnifique plan séquence, surprenant de longueur et si justement loué.
Résumer le film à ce simple plan séquence serait bien sûr trop réducteur. Mais tout de même, arrêtons-nous y un peu. Entrée dans ce village chinois situé hors du temps et semble-t-il de l'espace aussi (et ce malgré la volonté de l'apprentie guide de le rendre réel), puis tour guidé avec sa vie commerçante, sa splendide couturière, ses habitants, sa gigantesque pirogue qui nous fait symboliquement passer sur l'autre rive du fleuve, ses rues brumeuses, ses pierres intemporelles, sa flore luxuriante, son pont suspendu, sa lente et suave activité qui coule sans que l'on ne s'en aperçoive.
Bien qu'il n'en représente environ qu'un cinquième, ce plan séquence est sans conteste à l'image du reste du film une divagation poétique et indolente, un cheminement langoureux et humide parmi une touffeur intérieure et profondément opaque et que traversent des éclats de temps sous forme de souvenirs (matérialisés par de vieilles photos en noir et blanc, des cassettes oubliées, des rétroviseurs) et d'images sensibles hypnotiques proches du songe (théorie de musiciens d'une marche funéraire, insertion de musique tendrement insolite dans les trajets, reflets de boules à facettes, flaques d'eau et autres étangs et canaux, miroirs ternies et poussiéreux, ombres des vitres d'un train en marche sur les parois d'un tunnel, lumière naissante puis obscurité grandissante lors de la sortie puis de l'entrée d'un tunnel, ...).
Si toutefois, comme dans bien des premiers films, cette divagation se perd un peu en chemin à force de prendre tant de liberté et est parfois victime de son ambition de vouloir trop en faire, Kaili Blues est un remarquable coup d'essai du jeune réalisateur Bi Gan dont il faut sans aucun doute surveiller d'un œil attentif les prochains films.