Premier film audacieux et radical, Kaili Blues cherche à déconcerter, et pourrait vite rejoindre la cohorte d’œuvres pseudo expérimentales s’enlisant dans la prétention et l’ennui : il ne s’y passe pas grand-chose, on s’attarde sur l’insignifiant d’un parcours, et l’on perd assez vite le fil dans l’entrelacement de temporalités et de personnages.


Difficile, dès lors, d’exposer clairement d’où provient son pouvoir de fascination. Sur une intrigue qui joue volontairement des béances (un retour au réel après de longues années en prison, les retrouvailles contrariées avec une épouse disparue et la quête d’un neveu absent dont on aimerait faire son fils d’adoption), Kaili Blues concentre deux forces contradictoires : la rupture et la fluidité.


La discontinuité est avant tout temporelle : alternance entre moments contemplatifs et sauts temporels déconcertants (difficile, par moments, de distinguer les retours en arrière des anticipations, voire de resituer clairement le présent, d’autant qu’un des personnages dit pouvoir jouer avec un retour dans le temps par une très belle idée de jeu avec le passage des trains sur lesquels il dessinerait des horloges, renvoi à la préhistoire du cinéma et ses lanternes magiques), le film joue d’un rythme disparate, qui fait la part belle aux tableaux, sublimement cadrés et magnifiés par une photographie apte à capter les moindres nuances d’une lumière chatoyante et fuyante. Ces lieux décatis d’une Chine anonyme et quotidienne perdent toute dimension documentaire pour devenir les foyers d’une beauté redécouverte : un salon de coiffure, une terrasse de billards, un concert dans la rue portent en eux toute la poésie de l’univers. L’autre élément central du film, sa voix off déclamant des vers, ajoute l’acuité d’un regard supplémentaire.


On pense beaucoup au Miroir de Tarkovski, qui lui aussi proposait une telle superposition, à la différence près que l’esthétique est ici moins ostentatoire, plus subreptice – et éphémère.
Sur ce canevas aux subtiles tensions se greffe l’autre grande dynamique, celle du mouvement. On a beaucoup parlé, à sa sortie, du défi technique pour un réalisateur de 26 ans capable, pour son premier film et sans grands moyens, d’intégrer à son film un plan séquence de 41 minutes. Mais, comme toujours, il s’agit surtout de se poser la question de l’effet qu’il produit et de la pertinence avec laquelle il épouse ou accroit les intentions de l’œuvre. C’est ici indiscutable. Dans cette quête d’abord spatiale – retrouver le neveu – le plan séquence est un trajet qui irrigue tout le film : l’image numérique est parfois hésitante, l’arrière-plan semble avoir du mal à suivre le voyage, déréalisant ce qui va devenir une odyssée onirique, et surtout temporelle. L’émotion n’est pas seulement esthétique : certes, les accélérations dans certaines ruelles permettant de retrouver les personnages itinérants fascinent, de même que la diversité des voyages (en bateau, en mobylette, à pied, en voiture) sur des routes qui semblent infinies dans une brume montagneuse qui absorbe autant qu’elle donne accès à des lignes d’horizons illimitées. Mais ce qui permet réellement au film d’accéder à une nouvelle force réside dans sa capacité, au bout d’un certain temps, à nous intégrer à cet espace hors-temps. Certains parleront d’une force hypnotique, mais le terme doit alors être précisé : c’est, réellement, une échappée vers la pleine conscience. D’un temps réel qui s’affranchit de la linéarité, pour révéler, avec une acuité sidérante, le génie du lieu.


Autant de thèmes qui préparent le second trajet, finalement très identique d’Un grand voyage vers la nuit, l’expérience choc du dernier Festival de Cannes en 3D : Bi Gan n’en a pas fini avec cette inépuisable poésie qui chante, avec autant de mélancolie que d’enthousiasme, la beauté d’un trajet vers un objectif qui ne peut que se dérober.

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le 13 nov. 2018

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Sergent_Pepper

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