Sorti sur les écrans français en 2016, Kaili Blues figure sans peine parmi les plus belles percées qu'ait offert le cinéma ces dernières années. Ce n'est pourtant que le premier film d'un tout jeune réalisateur de 26 ans, Gan Bi, qui parvient avec bien peu de moyens à réaliser une oeuvre à la hauteur de ses (déjà !) grandes ambitions. L'évidence frappe dès les premières minutes : le cinéaste débutant est en passe de devenir l'un des grands esthètes de notre temps. Que ce soit au niveau du cadrage, de la composition des plans, de la lumière ou du rythme, le film est d'une perfection formelle éblouissante, évoquant régulièrement le cinéma de Weerasethakul (la proximité géographique facilitant sans doute il est vra le rapprochement).


Pourtant, la référence la plus présente se trouve bien plus à l'Ouest, quoi qu'elle reste assez orientale pour nous autres spectateurs français : il s'agit bien évidemment du cinéma d'Andreï Tarkovski, dont Gan Bi partage la conception et en oriente ses recherches dans le même sens (en version originale, le film a d'ailleurs pour sous-titre "Pique-nique au bord de la route", soit le nom du roman dont est tiré Stalker). Il s'agit pour citer l'immense poète russe de "sculpter le temps", de filmer la durée pure - non en tant que processus extérieur et mesurable, mais comme phénomène interne et incarné. Et c'est dans cette perspective que le grand morceau de bravoure du film, loin d'être un coup d'esbrouffe, trouve toute sa justification : le fameux plan-séquence de quarante minutes, qui s'ouvre à la moitié du film, virevoltant dans les ruelles du village, traversant routes et fleuves, semble fusionner l'espace et le temps au sein d'un domaine purement mental et fantasmé.


Il serait néanmoins fâcheux de ne voir la valeur de ce premier long-métrage qu'à l'aune de ce geste artistique, certes sans précédent. Car Kaili Blues est un émerveillement de tous les instants, une véritable balade au sein d'une Chine rurale et continentale méconnue, qui nous apparaît bien rapidement comme familière. À cet égard, on a d'ailleurs l'impression que le documentaire n'est jamais loin, tant le filmage des lieux et des personnages est - ce qui peut paraître paradoxal pour ce film d'une certaine portée métaphysique - dénué d'artifices, renforçant l'idée que l'avenir du cinéma se trouve dans l'abolition des frontières entre fiction et réel.


Comme Tarkovski le fit en son temps, Gan Bi délivre ici un véritable de foi dans le cinéma. Et c'est par l'un des plus bouleversants hommages au septième art que Kaili Blues se termine : des cadrans, dessinés à la craie sur tous les wagons d'un train, donnent lorsque ce dernier se met en marche l'illusion de n'être qu'une horloge dont les aiguilles remontent le temps.

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le 4 juil. 2017

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