Depuis quasiment 10 ans et la sortie de The Future, le cinéma n'avait pas eu de nouvelles de Miranda July. On avait pu découvrir ses performances artistiques, sa poignée d’albums de musique ou même l’étrange application Somebody (on vous laisse en découvrir le principe pas du tout disruptif) mais cette artiste complète était restée invisible de nos salles obscures. Aujourd’hui, l’Américaine revient avec Kajillionnaire, un film qui semble justement questionner la notion d'invisibilité.


Montrer l’invisibilisation plutôt que de critiquer


A première vue, il y a quelque chose de Parasite dans Kajillionaire. Tout comme les Kim de Corée du Sud, les Dyne de Californie sont une famille marginale. Tout comme Bong Joon-Ho, Miranda July en fait une union d'individualités plus-grandes-que-nature douées d'une étrange ingéniosité lorsqu'il s'agit d'arnaquer son prochain. Enfin dans les deux cas, le parcours un temps amusé, un temps angoissé, de ces deux familles d'arnaqueurs, en fait la critique de modèles capitalistes certes différents mais finalement tout aussi violents (explosif et ravageur comme l'inondation de Parasite, écrasant et sourd comme les séismes de Kajillionaire). Seulement, July s'écarte de son confrère sud-coréen en refusant le schéma de la confrontation dialectique (les esclaves face aux maîtres) pour préférer celui de l'observation et de l'exposition. Au lieu de les opposer à quelqu'un ou quelque chose d’antagoniste, notamment aux “kajillionaires” (entendez ultra-riches), le film favorise l’exposition de la vie de ces laissés-pour-compte, de ces invisibles que la réalisatrice s'emploie à rendre visible. Elle nous en décrit les corps incertains recouverts de vêtements trop grands, dépareillés et anachroniques, les habitudes et combines aussi vaines qu’inventives et même les rapports de force qui se sont profilés jusque dans leur petit monde à la marge. Aussi poétique et fantaisiste soit-il, le film se positionne donc du côté du documentaire plutôt que de la fiction engagée, du côté de l’étude plutôt que du jugement. C’est pour cela que la menace la plus caractérisée, celle de l’expulsion, est incarnée par un propriétaire lacrymalement pathétique et que ce que les Dyne identifient comme appartenant à l’élite n’est qu’une masseuse afro-américaine en surpoids serveuse à mi-temps. En refusant la critique, la réalisatrice nous présente les victimes invisibles sans chercher à incarner, à pointer du doigt un méchant tout trouvé.


Un film sur le non-visible


Or cette volonté de montrer plutôt que de juger ne s’arrête pas à l’invisibilisation réaliste des marginaux. Au contraire, telles la poésie des volutes de mousse rose surgissant dans l’austérité de l’open-space où réside les Dyne, le film dépasse la dimension sociale de l’invisibilisation pour aller vers un questionnement plus large, à la fois plus onirique et plus métaphysique. Le film devient alors une réflexion sur le non-visible en général. En cela, Miranda July tente d’exposer de la façon la plus exhaustive possible toutes les variétés d’invisibilisations et de non-visibles. On pense tout d’abord à la richesse invisible comme si elle flottait dans l’air, attendant que cette famille trouve l’arnaque ad hoc capable d’attraper cette richesse dans ses filets. Cette réflexion sur le non-visible passe aussi par les phénomènes invisibles concrets comme les séismes de Californie ou les turbulences aériennes, ceux plus politiques comme le contrôle des smartphones par le gouvernement ou même ceux métaphysiques comme la mort (la scène du vieil homme mourant dans son lit) et l’au-delà (l’hilarante réaction d’Old Dolio persuadée d’être dans l’autre monde). Enfin, le coeur du film qui s’avère être le glissement subtil du social au sentimental, montre bien que Kajillionaire souhaite traiter dans son ensemble du spectre du non visible. Le parcours d’Old Dolio et sa rencontre avec la sensuelle et extravertie Melanie montre ainsi l’éveil d’une jeune femme introvertie aux sentiments. D’être craignant tout contact et se cachant derrière une barrière de cheveux et des vêtements trop amples, Old Dolio va apprendre à ressentir, rechercher et enfin exprimer des sentiments qu’on lui avait caché et refusé.


Voir par le cinéma


Car il s’agit bien d’accomplir une recherche active du non-visible. Le long cheminement d’Old Dolio vers les sentiments n’est d’ailleurs qu’un enchaînement de stratagèmes, de nombreuses tentatives plus ou moins réussies mais toujours loufoques (les cours de maternité, les ultimatum à ses parents, l’imitation du bébé rampant vers sa mère, le pari presque pascalien sur l’amour des parents…) pour tenter de montrer, de rendre visible ce qui a été invisibilisé. Dans cette quête du signe amoureux, le film fait sienne la phrase de Cocteau : “Il n’y a pas d’amour, seulement des preuves d’amour”. Seulement, le film ne s’arrête pas à l’amour et tente de retrouver des preuves de l’existence du non-visible. Cette volonté de visibilisation passe d’abord par les nombreux thèmes invisibles ou marginaux (qu’ils soient sociaux ou autres) que met la réalisatrice sur la table mais aussi la manière qu’elle a de les y mettre en scène, de les filmer. En effet, dans sa manière même le film montre ce qui n’est pas visible. L’introduction est ainsi la mise en images d’un casse parfait, soit un acte magistral d’invisibilisation. On y assiste époustouflé au ballet d’OId Dolio où, avec maestria, elle évite le champ de la caméra de sécurité, la surveillance de la postière pour enfin subtiliser du courrier privé pourtant caché à notre regard derrière un mur de boîtes aux lettres. La famille découvrant le contenu de ces lettres qui ne lui étaient pas destinées renvoie à notre propre situation de spectateur. Nous qui observons ces invisibles accomplissant des actes qu’ils voudraient donc être hors de nos champs de vision. C’est ainsi que par la mise en scène Miranda July s’ingénie à montrer l’invisible, à en trouver les preuves. Elle le fait par la suite en cherchant des équivalences visuelles (montrer l’argent par des mandats, des chèques, des avoirs ou l’au-delà par ce ciel étoilé qui surgit dans les toilettes de la station-service), en reconstituant (le groupe interprétant la famille idéal pour le mourant ou encore les nombreuses mises en situation du cours de maternité…) et surtout en travaillant le hors-champ par le son (le vieil homme qu’on entend dans la chambre voisine), le cadre (les Dyne qui se cache de la vision du propriétaire lacrymal) et le temps (l’ellipse de la nuit où l’on découvre le salon dévalisé par les parents).


On peut dire alors que le film oeuvre par tous les moyens à montrer ce qui ne se voit pas, ce qui se cache et ce qui est caché. En cela, le film retrouve in fine la critique sociale qu’on lui croyait secondaire. En effet, au lieu d’opérer une confrontation de classes comme dans Parasite, le film travaille dans son fond comme dans sa forme à exposer ce qui est invisible, c’est-à-dire à montrer ce qui n’est généralement pas montré. Le plan final peut alors proposer la quintessence du cinéma non engagé (le baiser hollywoodien), pour y injecter, y exposer ce que ce cinéma ne montre jamais : un baiser lesbien entre deux minorités (hispanique et non-binaire). Dans une ultime révolution qui prend la forme d’un travelling arrière, le film s'éloigne de sa dimension sentimentale pour retrouver l’aspect social de son propos. Old Dolio et Melanie sont recontextualisées, revisibilisées au centre de ce supermarché, temple du consumérisme occidental dont elles sont en général invisibilisées.

Maxime_Fournier
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le 7 nov. 2020

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