William Friedkin a toujours été cinéaste des bas-fonds, des caniveaux, de la ville puante. Mais à l'heure où sort Killer Joe, comment réconcilier ses plus grands succès (French Connection, Police Fédérale Los Angeles...), où son nihilisme dérangeant se lovait dans la mécanique faussement tranquille du polar nerveux et réaliste, avec ce véritable reboot d'une carrière en perte de vitesse que fût il y a 6 ans l'incroyable Bug, dans lequel Friedkin laissait enfin éclater dans une pleine mesure hallucinante ses folies meurtrières, son hystérie théâtrale, son authentique malveillance sans ambages ? Film-somme, Bug convoquait dans un déluge de bruit et de fureur le thriller paranoïaque, le mélodrame total, le huis-clos de pure angoisse, le brûlot anti-militariste, tout cela en à peine 1 heure 20 et autour d'une intrigue mince comme du papier à cigarettes. D'emblée, Killer Joe tente de renouer avec cette outrance paradoxale, qui allie laconisme du postulat et moyens spartiates à démesure maximaliste du résultat final : un redneck endetté (Emile Hirsch) convainc son père aboulique (Thomas Haden Church) et sa belle-mère très impudique (Gina Gershon) de supprimer sa mère pour toucher l'assurance-vie. Pour ce faire, ils engagent Killer Joe (Matthew McConaughey), tueur à gages flegmatique et inquiétant qui prend pour caution en attendant sa rétribution la petite sœur lunaire et étrange (Juno Temple) du contractant.


Bien entendu, dire que rien ne se passera comme prévu relève du parfait euphémisme, mais le dérapage de Killer Joe est, comme on pouvait s'y attendre avec Friedkin, bien plus retors que ne le serait celui d'un simple polar noir nourri au Fargo. Comme dans Bug, le dévoiement complet des genres devient vite un second plan, dont le metteur en scène se délecte, mais qu'il sacrifie à une étrangeté qui confère au film sa montée crescendo totalement imprévisible. Imprévisible car le sadisme de Friedkin dépasse de loin celui d'un conteur savant et ironique conscient de son omniscience : le suspense de Killer Joe n'est pas celui un peu frêle du quoi, mais du comment, d'où un sentiment de malaise assez jubilatoire que le film dispense au fur et à mesure que ses personnages révèlent leur monstruosité. Friedkin ne s'embarrasse ainsi que de loin des passages attendus, et transforme lentement, au gré de longues scènes tendues où l'on est accroché à la langue injurieuse de ses anti-héros, son œuvre en un nouveau huis-clos, celui-ci au pays des hillbillies à la trahison facile et aux mœurs plutôt disjointes, dont il restitue la moiteur étouffante et la perpétuelle menace dans l'étirement granuleux et insoutenable de ses plans. De ce point de vue, le Friedkin nouveau doit certainement beaucoup à la gouaille malicieuse des séries B d'un Tarantino, à ceci près que dans Killer Joe l'humour noir et le grand-guignol relèvent moins de la bonne humeur cool que d'une vraie provocation vipérine et authentiquement dérangeante : à l'image de Bug, c'est à un cauchemar certes forain et too much mais savamment orchestré et franchement déstabilisant que le réalisateur nous convie. Et c'est peu dire qu'on s'y amuse autant qu'on s'y cramponne à son siège, que le rire y est aussi franc que nerveux et gêné, même si la mise en abyme de Killer Joe s'avère ultimement un peu plus voyante et donc un peu moins saisissante que celle de Bug, investie comme elle l'est par toutes ces figures incroyablement outrancières de l'Amérique profonde.


Mais si on cabotine en effet beaucoup dans ce Killer Joe, c'est parce que d'une certaine manière le cabotinage est le sujet et l'intérêt tout particulier du film. De Bug à celui-ci, Friedkin (qui s'était d'ailleurs dans les années 90 brièvement reconverti en metteur en scène d'opéra), travaille à révéler ce danger du surjeu, cet effrayant ballet des stéréotypes, ce processus par lequel la théâtralité absurde d'une situation devient progressivement une intenable et pourtant incontournable réalité. Bug racontait déjà cette métamorphose : sortie de son ennui par cet original mystérieux et possédé, Ashley Judd laissait Michael Shannon lui inculquer sa paranoïa, se glissait petit à petit dans un rôle qu'elle composait, puis qu'elle habitait complaisamment jusqu'à la folie pure, alors même que les conséquences violentes et rationnelles de sa démence s'empilaient avec une implacable constance (d'où le foudroyant premier plan prémonitoire du film). Dans Killer Joe, on voit des personnages qui s'acharnent à incarner leurs stéréotypes jusqu'au délire monomaniaque, comme des acteurs bouffons cabotineraient jusqu'à l'hystérie pour voler la vedette à leurs pairs et prouver qu'ils existent. La belle-mère salope et vulgaire jouée par la plantureuse Gina Gershon accueille ainsi Emile Hirsch, et nous spectateurs par la même occasion (il s'agit du premier véritable plan fixe du film) tous atouts dehors, puis sera ensuite filmée en plans rapprochés au ras du mascara coulant et des tenues outrancières, avant d'être enfin humiliée dans une scène de fellation simulée qui fait déjà beaucoup parler d'elle. Cette scène en dit d'ailleurs aussi beaucoup sur cette surchauffe constante et suspecte des stéréotypes masculins : dans cette Amérique de bouseux, on ne voit à priori que des hommes, des vrais, musculeux, bestiaux et intimidants. Mais ces parangons d'alpha-mâles se voient eux aussi vite renvoyés à leur grotesque réalité de travestis : le fils rebelle n'est qu'un faible aux abois, le père viril et imposant se révèle d'une passivité hallucinante de bête domestiquée (incroyable composition de Thomas Haden Church), et même Killer Joe (excellent Matthew McConaughey), ce tueur placide au Stetson noir, aux Ray-Ban impénétrables et à la voix caverneuse, tout droit sorti d'un mythe sudiste, doit trouver dans un pilon de poulet un substitut à son impuissance. Les femmes sucent du poulet, les rednecks durs à cuire sont tous émasculés : comme dans Bug, Friedkin détruit et dénonce un effrayant simulacre, des codes d'un genre mais aussi d'une réalité caricaturée, et piste le moment où ce pathétique simulacre deviendra rituel macabre (de ce point de vue, le final de Killer Joe est au moins aussi explosif que celui de son prédécesseur). Outre le comique grotesque et jubilatoire de cette démystification, il est difficile d'envisager moyen plus habile et plus dévastateur pour à la fois retrouver la banalité et la facilité du Mal que Friedkin poursuit depuis ses débuts, et moquer le sensationnalisme dangereux et outré de l'Amérique qu'il dédaigne.


Aucun doute donc que la violence et la mise en abyme d'une théâtralité délibérément exacerbée de ce Killer Joe, si elles n'atteignent toutes deux pas les sommets d'ambiguité de Bug, ne visent pas à l'abstraction purement virtuose d'un Na Jong-In ou d'un Park Chan-Wook pour reprendre ce que le genre du thriller absurde a livré de plus stimulant ces dernières années, mais bien à une analyse morale et politique. Car il ne faut pas se laisser tromper par l'empilement final complètement chaotique des cadavres. Dans Killer Joe, on tue pour une raison, et on dit bien une seule et même raison : tuer le père. On a beaucoup glosé sur l'obsession de Friedkin quant à la porosité du Mal, un peu, insidieux, en chacun de nous, jamais complètement discernable, toujours fatal. Pourtant, le déchaînement (a priori) aveugle du personnage (a priori) le plus inoffensif au bout du film l'identifie sans équivoque : c'est la cellule familiale, une sorte de pourriture génétique qu'il n'y aurait qu'un moyen de conjurer, et qui est pour Friedkin un système de valeurs aussi obsolète qu'hypocrite. Et si Killer Joe s'achève sur l'aberrante promesse d'une naissance, c'est ce seul moyen radical qui pourra faire renaître avec elle l'espoir d'une pureté retrouvée : il faut d'abord supprimer méthodiquement toutes les figures parentales empreintes de vice, dans une sorte de parricide anticipé qui se lit comme le verso de l' « auto-matricide » de la reine mère de Bug. C'est pourquoi la fin ultra-violente et bizarrement extatique, presque cathartique du film est l'une des scènes les plus ambiguës de la carrière du metteur en scène : elle réinvoque son célèbre motif de l'ange de la mort, immaculée puis possédée, mais ce n'est plus qu'à elle désormais qu'il échoit d'éradiquer le Mal, dans une espèce de Foi complètement dévoyée, sans crucifix ni eau bénite, sans prêtre acharné ni mère inquiète. Finalement Friedkin, s'il s'est brillamment adapté à son nouveau statut de paria d'Hollywood et semble avancer avec l'âge vers un pessimisme de plus en plus cinglant, n'a pas vraiment changé : de ses débuts doucement ambivalents à sa renaissance en franc-tireur fauché et décomplexé, il ne cesse de décrire le même douloureux et nécessaire exorcisme.

jackstrummer
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le 13 janv. 2014

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