En 1933 ce sont bien quatre minutes d’ouverture en musique symphonique qui servent à l’inauguration du King Kong à venir. Cette mise en bouche, si elle ne trouve pas de réelle répercussion dans sa manœuvre, permet d’ores et déjà de créer un contraste lorsque le thème épico-dramatique de l’œuvre entame son sinueux parcours.
Nous est laissé pour compte en carton initial, un proverbe arabe qui dévoile déjà en excès le destin lié aux protagonistes ; car ce sera sûrement là le principal handicap du film, un scénario un peu abrupte, à l’image de son personnage iconique.
Si regarder les effets spéciaux du film aujourd’hui met à mal notre propre réussite à nous immerger dans la diégèse, être conscient des soucis et réussites de fabrication de tels effets y ajoute une valeur insoupçonnée. On en regrettera tout de même l’aspect presque théâtral qui domine le film dans sa lecture très monodimensionnelle, les acteurs forcés de se déplacer constamment sur l’axe allant de gauche à droite de la caméra, pour laisser exister la rétroprojection des maquettes et figurines derrière eux. Aussi, l’enchaînement très rapide des péripéties laisse peu de répit au récit pour développer ses axes et ses arcs narratifs, on comprend alors mieux la longueur doublée du King Kong de Peter Jackson prêt à allonger ses scènes pour mieux en extraire le substrat.


Manhattan nous l’apercevons dès les premières images, cachée derrière l’arrivée des bateaux au port brumeux dans lequel l’action semble se dévoiler au fur et à mesure. Cette île au loin, dominée par ses grandes hauteurs métalliques, se voit rapidement être désignée comme le lieu malsain de bien des dangers pour une femme, seule, facile à apprivoiser. Et c’est dans cette vision machiste assumée que sera acculée l’héroïne du récit, prête à rejoindre un bateau inconnu et son étrange tournage à bord, si cela lui permet de connaître un peu plus de gloire. La présence féminine va se révéler sur le navire comme le vrai danger dépassant l’équipage d’hommes qui souhaiterait se faire passer pour des pirates. L’engouement des sentiments de John Driscoll pour Ann Darrow pointe déjà du doigt l’élégante menace que représente la femme dans un monde qui voudrait d’elle, qu’elle reste sa victime.


L’affinité que portera par la suite Ann Darrow avec la bête est dorénavant montrée lorsque lors du périple elle se lie d’amitié avec le petit singe présent sur le bateau, c’est ici le début d’une rencontre avec sa propre bestialité. Bien qu’on pourrait la croire naïve et fragile, voir sa capacité à jouer la frayeur face à la caméra du réalisateur Carl Denham met déjà en abîme le tournage du film en lui-même, qui permettra par la suite d’atténuer l’intention de jeu de peur de l’actrice Fay Wray en nous rappelant qu’elle ne nous délivre uniquement qu’une impression de fragilité. Malgré son aspect peu attrayant d’offrande faite au gigantesque primate, elle n’en reste pas moins l’incarnation d’un désir profond chez Kong qui le rongera dans sa détermination à en faire son objet. L’aspect presque poétique qui lie le regard du roi sauvage au corps de la femme se matérialise notamment lorsque, arrivé au terme de l’ascension de la montagne, il décide de lui retirer sa robe comme on enlèverait les pétales d’une fleur, avec douceur malgré ses doigts de géant. Malheureusement pour le gorille, la femme indépendante n’a plus comme rôle de se soumettre au gigantisme du patriarcat, elle n’en est plus la poupée et peut à présent commencer à s’en défaire.


La tribalité à l’encontre de la citadinité reste centrale au récit. Le bruit des tambours qui accueille les visiteurs venus de la ville entraîne déjà les destins au cœur d’une jungle sauvage qu’ils ne pourront comprendre. L’investigateur de la mission, le réalisateur, engage de lui-même son propre mur fictif (forcément mis en parallèle avec le mur réel qui sépare civilisation humaine et jungle décadente) entre le peuple inconnu et lui-même, sa caméra, n’ayant pour but que de faire comprendre son incapacité à communiquer face à ce qui le dépasse. Si lui décidera de ne jamais s’ouvrir aux autres, le déploiement des portes gigantesques et de cette muraille infranchissable sonnera comme l’accession pour ces hommes à un pitoyable destin, mue par leur volonté de protéger la femme qui en réalité n’a pas besoin d’eux. Ainsi mis face à leur grande bêtise, incorporés dans un monde plus ancien et plus puissant qu’eux, le seul remède trouvé est l’acceptation en leur for intérieur de la brutalité humaine qui les dévore. Les poussant à s’introduire dans un milieu étranger pour y déranger ses habitants ; ils en seront évidemment punis.
Que penser alors d’hommes prêt à mettre à mal l’existence d’un être vivant dans l’optique de simplement s’en offrir le spectacle vivant ? Face à cette attitude, la remise en question est réelle puisqu'est montré un peuple autochtone qui lui, envisage la nature comme une divinité à respecter et à louer. La bête de foire que devient King Kong laisse entrevoir le paradoxe étouffant du beau monde qui a pour rôle de se faire craindre par le monstre, devenu une simple attraction mondaine. En vérité c’est bien cette société trop sûre d’elle qui est chamboulée par la nature surpuissante ayant décidée de reprendre le pas et de détruire les chaînes bien trop faibles qui la maintenaient.
Ainsi, pour assumer la grandeur du sauvage, Kong entache l’homme et ses présomptions en escaladant le bâtiment alors le plus représentatif de la domination urbaine sur son espace. Il emmène bien sûr avec lui celle qu’il voudrait charmer, celle qu’il voudrait faire sienne, en vain, elle est déjà trop loin, déjà trop libre. Il en mourra.
Car finalement, quoi qu’il advienne, le jour où elle l’aura décidé; par sa nécessité, c’est bien la Belle qui tuera la Bête.

Louis2Sousa
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le 22 sept. 2019

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Louis De Sousa

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