Errance existentielle dans le désert du réel

Terrence Malick, 24 mars 1975 :


« […] en tournant mon [premier] court-métrage [Lanton Mills, « l’histoire de deux cow-boys qui quittaient l’Ouest à cheval, pénétraient dans le monde moderne et tentaient de dévaliser une banque »] j’avais cru à ce mythe de l’improvisation sans me rendre compte qu’en se fiant à l’instinct on peut arriver au meilleur comme au pire. Par contre, pour mon prochain film [Les Moissons du Ciel], j’espère être plus libre dans ma façon de tourner [que dans celle, plus « cadrée » pour causes de contraintes diverses (1), employées pour La Ballade Sauvage], moins lié par mes idées de départ.


Emanuel Lubezki, 25 mai 2011 :


« Il y a dans sa manière de filmer une recherche pour capter quelque chose qu’on ne peut pas capter, un mouvement changeant, quelque chose qui se modifie en permanence, comme un flot. C’est ça ce qu’il essaie de capter, même si c’est impossible à capter, même si c’est impossible à exprimer, même si plus on s’en approche, plus ça s’éloigne : un flot éternel. Comme une rivière, la rivière de la vie, la rivière de l’esprit. »


Christian Bale, février 2015 :


« Terry est un grand destructeur de vanité. Parfois, quand on tournait, je me disais [avec mon légendaire sens de l’humilité] : " Qu’est-ce que j’ai été bon, là !" Puis je me tournais vers la caméra et je le découvrais en train de filmer de l’autre côté… D’autres fois, les caméras avaient déjà commencé à tourner bien avant que j’arrive sur le plateau […]. La devise de Terry était : " Commençons avant d’être prêts ! " C’est assez inhabituel mais ça provoque d’heureux hasards pendant le tournage. »


Wanna see Terry’s poetry ?



Les films de Terrence Malick, véritables casse-têtes pour critiques, sont au moins aussi avares en réponses que généreux en questions. Qu’elles émanent directement des songes existentialistes des personnages en « méditation dynamique » (on marche, on bouge, on danse, on joue, etc.) ou qu’elles assaillent le spectateur avec les images qui les transportent, celles-là se présentent tels des radeaux accrochés les uns aux autres par un art consommé de ce que Pierre Berthomieu appelle « montage-synapse » (2) : sorte de tentative de reproduire par la grammaire strictement visuelle du médium tel qu’on le pratiquait à l’époque du muet - sans ces foutus dialogues importés du théâtre ! - le flot de la pensée et ses libres associations d’idées, comme autant de gestes et de figures à raccorder pour créer du sens (ou pas). Le risque est donc grand, avec ce genre de petit jeu « expérimental », véritable numéro d’équilibriste toujours à la limite du brassage de vide, que celui de perdre toute cohérence, et avec elle son audience, pour finalement se retrouver relégué au musée.
Jusqu’au prodigieux Nouveau Monde, le cinéma de Terrence Malick n’était pas franchement des plus accessibles, mais encore avait-il pour lui, derrière ses grandes singularités, la consistance (même si déjà en voie d’évanescence) d’un produit du Nouvel Hollywood (La Ballade sauvage) ou celle de la grande fresque classique (Les Moissons du ciel, La Ligne rouge et Le Nouveau Monde), et, toujours, une beauté plastique transcendant(al)e. Ceci étant, il s’en trouvait déjà pour reprocher au romantique Les Moissons du ciel le manque d’épaisseur de ses personnages. Mais alors que diraient-ils à la vue de Knight of Cups ? Car depuis lors, il y eut The Tree of Life, redéfinition magnifiquement casse-gueule de l’art du Monsieur qui, pour l’occasion, lâchait ses dernières attaches à toute forme de narration classique ou à une quelconque espèce d’envie de fournir du déjà-vu à son public (si ce n’est peut-être dans ses plus lointains souvenirs d’enfance).
Une équipe réduite mais hyper-impliquée ; un tournage façon camp de vacance mais tout sauf reposant ; de mutiples steadicams tournant en continu, constamment aux aguets, prêts à saisir le moindre accident en courte focale et en mouvement quasi permanent ; un chef op’ assez génial et libéré de presque toutes les contraintes, sauf celles qu’il s’impose ; un cinéaste « lanceur de torpilles », c'est-à-dire qui balance dans le champ un élément perturbateur à chaque fois que ça commence à « ronronner », à perdre en spontanéité ; 600 000 mètres de pellicule impressionnée, de quoi remplir quelques vidéothèques et faire surchauffer un ou deux de serveurs ; et, au final : la plus universelle et en même temps la plus autobiographique œuvre d’un homme qui livrait là un cheminement intérieur qui, peut-être, avait été le sien des années plus tôt après la mort d’un frère (suicidé). Voilà, c’était (entre autre) « ça », The Tree of Life.
Avec son histoire beaucoup plus simple, voire banale - exit la naissance de l’univers et le livre de Job comme caisses de résonances cosmiques au travail de deuil et aux réminiscences de l’enfance -, À la merveille, alors même qu’il reprenait en l’inversant le schéma des Moissons du ciel (un homme, deux femmes), déconcertait peut-être encore d’avantage. Le style de mise en scène tout en effleurements, les gestes privilégiés aux dialogues, les contre-jours, les ballades, etc. : tout ceci paraissait alors, et en dépit d’une Olga Kurylenko lumineuse, un peu too much pour une simple histoire d’hésitations sentimentales qui avait en plus le toupet d’affirmer une tendance ouvertement et surtout un peu trop exclusivement chrétienne. Dans le même temps, transparaissaient aussi un certain souci documentaire (pas exactement une nouveauté mais ici particulièrement évident) et un regard posé sur le monde bien actuel (ça en revanche, du presque jamais vu). Soit un certain nombre d’évolutions et/ou de radicalisations qui eurent pour beaucoup de spectateurs, et parmi eux quelques uns des plus fidèles matelots, l’effet d’une des ces fameuses torpilles évoquées plus tôt.


A knight’s tale



Pour ce qui est de la forme, Knight of Cups est dans la droite lignée de ces deux prédécesseurs. Terrence Malick, très au point question technique (contrairement a ce que le fantasme du cinéaste philosophe et donc forcément uniquement littéraire pourrait laisser penser) a trouvé une âme sœur en Emanuel Lubezki. Et celui-ci le lui rend bien. Le dispositif de mise en scène est…, disons déambulatoire, le steadicam plus ou moins agité ou posé suivant les circonstances, et les courtes focales presque toujours de sortie, parfois même jusqu’au « fisheye » : ces objectifs à la distance focale si réduite et à l’angle de champ si grand que l’image s’en trouve déformée et les perspectives creusées (sauf à être bien au centre, tout élément se courbe, s’étire). À travers ce régime visuel assez particulier et pour le moins hétérogène, cherchant la plus grande proximité avec l’expérience des sens et auquel il faut ajouter quelques plans à la GoPro (ceux de Rick enfant), l’on suit donc les pérégrinations d’un nouveau pèlerin malickien à la recherche de « sa voie », et ce depuis les agitations de la californication, et toute ses L.A. Woman, à l’assèchement de toutes les passions qui brûlent son âme par les deux bouts (façon Bouddha).
Intuitivement, le parcours évoque un peu le chemin de brique jaune du Magicien d’Oz. Aucun indice concret ne pointe explicitement cette référence, mais le flux des images qui nous est donné à voir, pareillement au conte qui est une véritable institution aux États-Unis, est le produit de l’introspection d’un personnage en pleine quête spirituel. Cette quête et ce flot d’images mémorielles, soit plus ou moins 99% du film, trouvant leur source dans le 1% restant : les scènes où Rick médite, marchant retiré du monde dans le désert californien tel un moine des premiers temps du christianisme, ou comme dans l’un des épisodes de la vie du Christ (ou du Bouddha encore une fois). Aussi, comme la petite Dorothy rencontre sorcières, homme de fer blanc, épouvantail animé et autres personnages hauts en couleur tout au long d’un chemin loin d’être linéaire, Rick évolue dans ses souvenirs comme une boule de flipper, tous azimuts. Et chaque rencontre paraît être un de ses « seuils » dans le « voyage du héros » dont parle Joseph Campbell. Chacune de celles-ci constituant un palier, une étape de plus sur la voie de l’illumination intérieure (« from darknes, to light », ou encore cette image récurrente de la décapotable sortant du tunnel).
En ce sens, les titres des chapitres qui divisent le récit peuvent constituer de précieuses indications (bien que frappées du sceau de l'ambiguïté). Car, à l’instar du titre du film, ceux-ci proviennent des noms de cartes de tarot dont chacune, ayant une/des signification(s) divinatoire(s) particulière(s), sert de jalons sur le parcours de notre « Chevalier de coupes » qui, tel Perceval, et avec une certaine nonchalance, poursuit sa propre quête du Graal. Ainsi, tenter (à grand péril) d’accorder cartes et images pourrait permettre de reconstituer en le décodant le cheminement vagabond du personnage. Une façon de lui insuffler un surplus de sens, et de quoi déboucher sur quelque chose de ce genre : « la Lune », premier jalon, indiquerait un certain malaise du personnage, prescience que quelque chose dans sa vie n’est pas ce qu’il semble ; « le Pendu », assez ambivalent, annoncerait l’imminence d’un changement, ou bien le sacrifice (mais l’un implique parfois l’autre) ; « l’Ermite », lui, appellerait à l’introspection, la plongée en soi ; « Le Jugement », réfléchie et raisonné, marquerait une transition en profondeur ; « la Tour », corollaire du futur changement, évoquerait la perturbation, la dualité, la lutte intérieure ; « la Papesse » : le savoir, la connaissance, mais aussi une chose dissimulée et amenée à être révélée ; « la Mort » : la rupture avec le passé, douloureuse mais nécessaire, comme tout le travail d’acceptation qui va avec ; et enfin « la Liberté », carte ambigüe au possible, pourrait tout autant signifier la fuite en avant qu’une forme de renaissance et d’ouverture vers l’avenir. « A new begining », comme le dit Rick en voix off alors que, au rythme des timbales d’un très bel et très approprié Exodus de Wojcieck Kilar, il renoue avec le geste américain par excellence, reprenant la route vers un horizon inconnu (ou pas).
Ceci étant, un constat s’impose de lui-même : celui de la difficulté à suivre la piste initiatique que déroule ce faisceau d’indices. En témoigne encore, cette mystérieuse dame des lacs privés de L.A., « lapinette blanche » dont on ne sait trop si elle est là pour guider ou bien égarer un Christian Bale déjà suffisamment allumé comme ça. Et Terrence Malick, qui dans une autre vie fut brièvement journaliste, de brouiller un peu plus sa ligne ésotérique et débordante de symbolisme en la mêlant à une autre, presque ouvertement documentaire. Le naturalisme de la mise en scène, les déambulations dans les rues de la cité des anges (déchus), le regard attentif à ses déshérités, les micro-portraits des personnages rencontrés : une sorcière revendiquée ; un frère en butte au deuil ; un père retiré d’une société qu’il juge, tel un prophète de l’apocalypse, viciée ; une authentique « Mère Teresa » ; une image de la Grâce version yogi ; une « Calypso-girl » pas moins clairvoyante qu’un prêtre ; un trop rare Michael Wincott dont on prend plaisir à de nouveau entendre résonner la voix, etc. : autant d’éléments qui, par touches impressionnistes, comme les morceaux de voix off en formant une seule mais sans jamais les homogénéiser de La ligne rouge, dressent un « over-portrait », un échantillonnage, une mosaïque de la société hollywoodienne et ses dérives, comme s’il s’agissait là d’une étude sociologique ou de l’enquête d’un ethnologue.
Sur ce terrain, habituellement plutôt lynchien (le cocktail hollywood-mysticisme), ce sont probablement aussi les adeptes de Jean Baudrillard qui trouveront du grain à moudre. Car Terrence Malick scrute ici le culte des images et autres idoles modernes, filme des cités de verre, de béton et de néons, et se perd avec Christian Bale, ancien Patrick Bateman, dans les méandres d’un rêve américain qui résonne dans le vide et le toc : horizon infini de carton-pâte, paradis artificiel à quelques encablures de la vallée (de l’ombre et) de la mort, et empire du faux où le trompe l’œil règne en démiurge et « no one cares about reality anymore. » Raccord avec le Magicien d’Oz encore une fois, donc, mais peut-être aussi - attention, on sort les gros mots - avec la Gnose.
Ce courants de pensée aux racines anciennes, orientales et à tendance métaphysique ayant eu une influence sur le christianisme des premiers temps, sur la Kabbale juive, la religion manichéenne, l’ésotérisme islamique (mais encore bien d’autres mouvances religieuses, mystiques et plus récemment jusqu’à Lost, The Fountain, Dead Man ou Matrix) et qui consisterait, pour résumer les choses à gros traits, en l’idée suivante : le monde tel que nous le connaissons, terrestre, matériel, serait une sorte de « faux monde » ayant comme emprisonné l’âme de l’Homme dans la matière : une façade, une dégradation du monde originel, divin, céleste. Et la voie du retour à cette origine divine, le salut derrière le voile du sensible, « l’exode » or de ce que certains ont pu qualifier d’ « exil occidental », passerait par le même genre de quête spirituelle, profondément personnelle et intuitive que suggérée plus tôt. Cette dernière devant amener à la « connaissance » (gnosis), révélation intérieure de l’état réel du Monde, éveil et retour à la « lumière » originelle, en soi, et que certaines traditions situent en un certain Orient.
« All those years, living the life of someone… I didn’t even know », « Once the soul was perfect and had wings, and could soar into heaven », « you don’t want love, you want to love experience », « blind », « find your way », « remember », etc.: nombre d’incantations et autres brides de pensées flottant à la surface du film vont dans ce sens, de même que certaines images particulièrement marquantes, comme par exemple cette statue d’ange décapité. Et un sens qu’indiquent également, d’une part l’affiche originelle du film, et d’autre part la parabole à laquelle il recoure. La première est en effet tirée d’une illustration intitulé The Tree of the Soul - ça ne s’invente pas - dont l’auteur, un certain Dionysius Andreas Freher (3), semble avoir été un chrétien mystique recourant à cette image de l’Arbre (que l’on retrouve dans le film à l’occasion de quelques éclairs mémoriel de Rick) comme d’une carte du progrès spirituel organisée en différentes sphères faisant offices de paliers successifs depuis le monde physique, à la base de l’arbre, jusqu’à l’union avec le divin, à son sommet. Quant à la parabole (celle du fils venu de l’est pour ramener une perle mais qui se serait laissait endormir une fois arrivé à destination, oubliant alors l’objet de sa quête ainsi que lui-même), il s’agit en fait d’une œuvre majeure de la littérature syriaque dont le traducteur, Jacques E. Ménard, explique qu’il illustre justement le mythe gnostique de la descente et la remontée de l’âme… vers la transcendance (4).
Enfin voilà, on l’aura compris, Terrence Malick recoure ici à différents niveau de cryptage plus ou moins élaborés et tous pointant la même idée, en fait assez simple, récurrente chez lui (ses fameuses lumières célestes) et surtout, universelle. Mais assez joué les cryptologues (car c’est là un gouffre sans fond) et passons à d’autres lignes de codes.


What is this eye put on the lost souls of the holly(wood)land ?



L’une des « révolutions » de The Tree of Life était la systématisation d’un mode d’écriture se faisant de moins en moins par le scénario et de plus en plus par le seul montage. A ce titre, les monteurs Mark Yoshikawa, Keith Fraase et A.J. Edwards se révèlent, en phase de post-production (généralement très longue, comme ici : deux ans), des collaborateurs aussi précieux à notre « cinéaste-torpilleur » qu’Emanuel Lubezki lors des prises de vue. Et le récit de Knight of Cups de nous être narré moins par l’écriture de scènes articulées les unes aux autres au service d’une progression dramatique classique, dans une vraie logique de storytelling, que par l’enchaînement « pur » et limite bordélique - le bordel de la vie (je corrige Lubezki) - des images. Cette logique répondant à une quête de ce que, d’après l’un de ses collaborateurs (5), Terrence Malick appelle le « no-look look » : un régime d’images qui chercherait moins à ressembler à du cinéma (composé, étalonné, monté) qu’à un flux de perceptions brutes, les plus « naturelles » possibles, à l’exemple de quelqu’un « regardant par la fenêtre » (et avec toute l’ambigüité que cela suppose pour un film qui reste malgré tout… un film). Ainsi, tout ce qui demeure au final du scénario traditionnel - dont les rumeurs disent qu’il se limitait ici à un bref traitement - se trouve résumé à ces titres de chapitres et ces « personnages-balises », sous-incarnés et apparaissant ou disparaissant comme des courants d’air parce que n’existant que dans la nébuleuse cartographie intérieure de Rick que s’astreint à reproduire la grammaire malickienne.
Aussi, la structure du métrage semble être celle d’un road movie mental où, entre chaque nouvelle « rencontre-réminiscence », le déroulé de la route serait remplacé par le flot des images enchainées les unes aux autres par une logique de digression. Comme un équivalent visuel de la pensée en mouvement d’un Carl Gustav Jung : presque jamais fixé, toujours en évolution, en mutation, d’un format à un autre format, d’une idée à la suivante, d’impressions en impressions, d’une image symbolique à une autre, complètement obscure ou juste accidentelle (ou encore simplement pour la beauté du geste ?). Le film se dessinerait de la sorte comme une chaine de sensations, de capture de moments, tendue de façon assez lâche entre quelques points d’ancrage narratifs. Ce qui rendrait finalement assez bien compte des méthodes de tournage du cinéaste. Celui qui, en l’absence voulue d’un véritable scénario écrit noir sur blanc et pour la plus grande perplexité d’un Antonio Banderas ayant visiblement eu l’impression d’être payé pour simplement participer à une grosse fiesta sans queue ni tête (6), « se contenterait » de distribuer avant et pendant les prises de vue quelques consignes à ses acteurs. Ce de façon à plus ou moins les téléguider, à l’aveugle, mais tout en étant toujours ouvert à l’improvisation (quitte à la simuler) et sur le qui-vive quant à toute opportunité de « saisir » quelque chose, d’arracher des brides du temps à son cours défendant.
Et peut-être est-ce ainsi qu’aura été « capturée » cette étonnante scène de tremblement de terre. Ou aurait-elle plus simplement été « fabriquée » ? Compte tenue des exigences du réalisateur en termes de recherche du « naturel », la seconde option constituerait un flagrant délit de triche, une trahison en règle de sa propre éthique. Mais dans le même temps, l’évènement paraît si adapté au propos du film qu’on peine à croire qu’elle n’ait pas été préméditée. Ou bien alors - joker ! -, son enregistrement se serait déroulé de façon similaire à ce qu’expliquait Emanuel Lubezki à propos du tournage de The Tree of Life : « […] à un moment, le ciel se couvre, le vent fait trembler les arbres et quelqu’un de l’équipe crie : "Terry ! Viens voir le vent dans la rivière, c’est magnifique", [et] Terry écrit alors rapidement une scène pour intégrer cette image de la rivière, en prenant ce que la nature offre. » Mais quoi qu’il en soit, cette scène trouve un sens, d’abord comme incarnation du remue-ménage dans la tête de Rick, mais aussi un sens du genre biblique. Ou l’impression d’un croisement entre la hantise du fameux « Big One » (le tremblement de terre qui devrait un jour dévaster la Californie) et l’idée d’une colère divine, tendance Ancien Testament, qui menacerait de s’abattre sur les Sodome et Gomorrhe étasunienne (et l’on peut même ajouter ce geste du personnage posant la main au sol, comme pour renouer avec la Terre-mère).
De là, se pose alors la question du rapport que le cinéaste entretient avec ce qu’il raconte et observe. Comme la potentielle tendance gnostique du film, sa parabole (elle-même gnostique, donc) pourrait a priori plaider pour l’idée d’un de ces jugements moralisateurs quant aux dérives des sociétés modernes et leur déconnexion croissante d’avec le monde. Et sans doute y a t-il un peu de cela, mais alors probablement moins sur le mode du jugement inquisitorial qu’avec une certaine forme de compassion (Nature versus Grâce, encore une fois…), même si à minima. Car, dans le même temps, le regard que pose la caméra sur toutes ces « âmes morcelées », à la dérive, étrangères à elles-mêmes, prises dans les tentacules (autoroutières) des deux plus monstrueuses et inhumaines cités étasuniennes, paraît bien moins sentencieux.
Et peut-être même est-il plus proche de ceux, plus empathiques si ce n’est compréhensifs, de Pocahontas dans le dernier acte du Nouveau Monde (celui où elle se retrouve, tel Alice, dans un étrange pays des merveilles) ou d’un Harmonie Korine et son Spring Breakers. Film avec lequel Knight of Cups, dans son régime d’images flottant et elliptique comme dans sa captation d’un certain malaise bien contemporain (sorte de vide spirituel que la satisfaction de tous les désirs et tous les comportements boulimiques du monde semblent impuissants à combler), peut être rapproché au moins autant qu’avec Shame ou Le Loup de Wall Street. Là se situerait, de fait, la relative ambigüité d’un cinéaste ne pouvant faire autrement que de trouver de la beauté dans tout ce qu’il filme, même la « dépravation », et donc incapable - et ce n’est à pas forcément plus mal - de dénoncer avec une réelle conviction ce que, sur le papier, on pourrait justement le penser en train de dénoncer. En d’autres termes, à l’image, Rick reste bien loin des hauts faits de gloire du grand Hank Moody. Et le cinéaste, faute de réellement se confronter au vulgaire, semblerait plutôt lui offrir une oreille pleine de miséricorde, comme tout bon samaritain se doit de le faire. Quel saint homme ce Terry !


Objet fragile, volatile, dont la hardiesse digne d’un Lancelot du Lac épris de sa muse ne saurait manquer de désarçonner les cartésiens les moins forcenés, voire même de provoquer leur combustion spontanée, Knight of Cups, quelque part entre le mythe chevaleresque et la mystique orientale, se présente donc comme la suite directe et en même temps une variation de The Tree of Life. Le père apparaissant ici comme une version vieillie du personnage de Brad Pitt dans le film de 2011 et Christian Bale prenant la suite de Sean Penn, comme pour qu’enfin, peut-être, « le fils devienne le père et le père, le fils ». Soit la réconciliation après l’Œdipe, la cicatrisation après le deuil, et un cinéaste qui, à des années lumière de tout académisme sénile et toujours aussi peu soucieux de ce que l’on peut bien dire ou penser de lui, poursuit son petit bonhomme de chemin, un œil dans le rétro des origines (la symbiose primordiale avec la mère et le paradis amniotique avant l’arrachement à celui-ci et la chute dans le monde chaotique) et l’autre désormais braqué sur son époque. En somme, l’évolution !
De là, et par une étrange mais logique connexion neuronale - « la causalité, toujours la causalité », comme disait l’autre -, on en vient alors à se rappeler le projet Q. : cet ancêtre du futur Voyage of Time que le cinéaste, face à l’impossibilité de le mener à bien dans sa pleine intégrité (celle d’une sorte de méditation du genre cosmogonique émanant d’un dieu baignant au fond de l’océan), semble avoir décidé de dépecer, morceau par morceau, pour en nourrir ses autres films : les ouvertures sous-marines de La Ligne rouge et du Nouveau Monde, la partie cosmique de The Tree of Life, mais aussi et enfin ce Knight of Cups. Car - je cite une ultime fois le très bien renseigné Pierre Berthomieu - : « Q. renvoie à Qasida, premier titre du projet, qui est une forme ancienne de poésie lyrique arabe, célébrant les souvenirs. » De quoi méditer jusqu’au prochain et - c’est à espérer - bien nommé Weightless, ou pas…


(1) Terrence Malick à propos de la production de La Ballade sauvage : « Nous tournions dans des propriétés privées sans autorisation ; la police nous cherchait, ainsi que les services des impôts. Nous étions nous même un peu en fuite et poursuivis par la loi, et je n’avais guère le temps ni la confiance en moi-même pour improviser. »
(2) Pierre Berthomieu, Hollywood, le temps des mutants
(3) cf. IMDB
(4) « […] nous pensons donc que le Chant de la Perle peut être interprété comme une redécouverte du "moi" ontologique et transcendantal […], comme le rassemblement des âmes individuelles, représentées par la perle, et comme le retour dans l’âme générale du monde, le Prince. L’âme-perle et le Prince-Sauveur ne serait en somme que la même chose […]. On aurait ici le dogme du gnosticisme pur. » Jacques E. Ménard, article « Le Chant de la Perle », parue dans la Revue des Sciences religieuses en 1968, http://www.persee.fr/doc/rscir_0035-2217_1968_num_42_4_2516
(5) https://www.youtube.com/watch?v=68u9bWH8CpI : interview de Bryan McMahan, coloriste sur Knight of Cups
(6) Antonio Banderas : « Arrived to the set and basically what [Malick] said to me, ‘Antonio, we didn’t send you a script because we don’t have a script and so this monologue that I gave you,’ which literally didn’t make sense whatsoever, ‘I’m gonna shoot it in nine different locations and I’m gonna just improvise with you, and I’m gonna send you something that I call torpedoes.’ And these torpedoes, they were people that came in the middle of the monologue and started improvising with me. He sent me a beautiful woman, he sent me an old lady, he sent me a bunch of three guys that are rappers. I ended up in a pool with three ladies with my tuxedo. », http://www.comingsoon.net/movies/news/603149-terrence-malicks-knight-cups-gets-long-synopsis-runtime


Extraits d’interview :
Positif, n°170, juin 1975 : entretien accordé par le Terrence Malick à Michel Ciment
Cahiers du Cinéma, n° 668, juin 2011 : entretien avec Emanuel Lubezki réalisé par Vincent Malausa et Jean-Philippe Tessé, entretien avec Mark Yoshida réalisé par Cyril Béghin
Les Inrocks, n°1043, novembre 2015 : entretien de Christian Bale réalisé par Alex Vicente

Toshiro
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le 19 déc. 2015

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