La secte


Une séance d’un film de Terrence Malick ne ressemble à aucune autre. Généralement, le premier spectateur à quitter la salle – ce qui arrive assez tôt – initie un mouvement : d’autres l’imiteront tout au long du reste de la projection, en jurant qu’on ne les y reprendrait plus. Quant à ceux qui restent, les obstinés, les têtus ou les acharnés, ils exprimeront bruyamment à la fin de la projection leur ressenti sur le film dans des applaudissements, des rires ou des sifflets dus à la colère et au dépit.


De film en film, ces réactions se répètent, d’où le constat que le public des films de Malick ne doit pas être loin de se renouveler compétemment à chaque fois. Attiré par le casting hollywoodien prestigieux, il repart déçu de n’avoir rien compris au film. Et pourtant, parmi ces spectateurs il y en a qui se rendent à la séance de cinéma en connaissance de cause. Depuis que le sous-texte religieux est devenu particulièrement prégnant dans la filmographie de Malick, ces spectateurs fidèles, qui vieillissent de moins en moins vite (20 ans séparaient « Les moissons du ciel » (1978) de « La ligne rouge », deux ans séparent « A la merveille » de « Knight of cups »), sont appelés plus simplement des fidèles par les détracteurs du cinéaste. Ces derniers, de plus en plus nombreux, ont beau se moquer des dérives mystiques du cinéaste, se plaindre de l’absence de narration de ses films, pointer du doigt la répétition des mêmes motifs, ils ne font que renforcer la conviction des fidèles dans la puissance hors norme du cinéaste. Ils semblent même d’autant plus aimer les films que les spectateurs autour d’eux les détestent. Comme le décrit Jérémie Couston dans sa critique du film parue dans Télérama, ils sont donc tels les membres d’une secte. Et si cette secte existe, j’en fais partie.


Montage mental


Effectivement, « Knight of cups » semble aussi hermétique que son titre. Quasiment aucun dialogue, aucun marqueur de temps, et un défilé d’images d’apparence hétéroclite : des acteurs, des maisons californiennes, des paysages désertiques et l’océan. Et pourtant, même si l’on ne comprend pas le sens des multiples voix off à l’identité incertaine et aux récits multiples (pensées intérieures, interrogations philosophiques, bribes de dialogues et même contes assurent l’essentiel de la bande son), le sens général du récit parvient malgré tout au spectateur, pour peu que celui-ci se laisse porter. On comprend vaguement que l’on suit les remémorations d’un scénariste hollywoodien prénommé Rick, hanté par la mort de son frère. Parvenu au succès et à la richesse, il reste en proie à une insatisfaction profonde, une mélancolie. Lorsqu’il s’y abandonne, tout lui parait vain. Il cherche une consolation à ce malaise existentiel dans l’amour.


La narration très particulière des films de Malick est perturbante – car si différente de tout ce que l’on voit ailleurs – mais elle n’est pas absente. La manière de filmer de Malick a un sens : faire de l’écran de cinéma l’esprit du personnage principal Rick, où jaillissent les souvenirs et qui sont autant d’images pour le spectateur. Les mouvements de caméra épousent cette « forme mémorielle » du jaillissement, avec un champ qui se déplace en permanence, comme une traversée des souvenirs, progressant souvent vers un horizon dont le point de fuite est le soleil. Ce mouvement fait bien entendu sens avec la quête d’absolu des personnages malickiens, cherchant à atteindre un idéal inaccessible. Les images sont hétéroclites (on saute d’une scène d’intérieur à un paysage désertique, d’une balade en décapotable à une plongée dans l’océan) car leur montage n’obéit pas à la raison mais semble d’abord nourri par l’inconscient et les sensations de Rick. Les plans sont associés entre eux non pas par des impératifs narratifs dictés arbitrairement par un narrateur mais par le flux des souvenirs, qui sont liés tels des associations d’idées par des similitudes de texture, d’ambiance, de reflet, d’atmosphère. Malick fait ainsi résonner ensemble des images très différentes, le béton avec l’eau, le roc avec le macadam, le verre avec la peau.


Le travail sur le son est peut-être même encore plus complexe que celui des images. La manière dont certains des (rares) dialogues sont montés, en ne faisant se coïncider qu’à quelques instants paroles et images est novatrice : les voix passent ainsi de son direct à voix off de manière irrégulière et imprévisible, ce qui participe à faire de ces séquences des projections mentales de souvenirs.
Cette manière de concevoir un film est d’abord une recherche esthétique et formelle extrêmement élaborée, que Terrence Malick poursuit de film en film, chaque fois plus proche de l’abstraction. C’est d’une beauté inouïe et sans équivalent dans toute l’histoire du cinéma. Avec « Knight of cups » on est une fois de plus ébloui.


A la fin du film, comme à la fin de « A la merveille » ou de « The tree of life » se profile la question : vers quoi se dirige le cinéma de Terrence Malick ? Quelle peut être la prochaine étape de sa filmographie à nulle autre pareille ? Une chose est sûre : dans la liberté absolue qui est la sienne, il ira jusqu’au bout de sa démarche artistique.


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Ertemel
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le 21 déc. 2015

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