Le cinéma porté à son firmament, l'alliance parfaite de l'image et du son. Koyaanisqatsi est un film d'une simplicité remarquable, mais tellement riche, laissant la voie à de nombreuses interprétations, et il est l'un des regards les plus beaux et pertinents jamais jetés sur l'Humanité.
S’il y a bien un motif qui anime Koyaanisqatsi, c’est cette répétition binaire qu’on retrouve à la fois dans la succession des différents plans et dans la composition de Philip Glass. Tout le film s’articule autour de ce schéma en deux temps qu’on observe dès les premières images du film avec cette ellipse digne de 2001 L'Odyssée de l'espace : des peinture rupestres précèdent les images du décollage de Saturn V. Pour montrer quels progrès ont été réalisés par l'Homme, des premières traces qu'il a laissées sur la Nature à son apogée supposée, illustrée par sa capacité technologique à quitter cette même Nature. Mais plus généralement, c’est la répétition d’un même cycle qui donne vie au film : le cycle construction/déconstruction.
On le voit dans la première partie du film, qui commence par de longs plans immobiles d'une Nature intacte et inhabitée, bercés par la musique grave et calme de Philip Glass. C’est la planète telle qu'elle a été pendant des millions d'années, livrée à elle-même et ses altérations millénaires, en un sens : géologique. Puis la musique se fait plus rapide et stridente, accompagnant le mouvement des nuages et des vagues. La nature est en ébullition, préfigurant le versant biologique de la Nature : la création de la vie. Et enfin, comme pour mieux rendre compte de ce tourbillonnement, c'est la caméra elle-même qui entre en mouvement et nous livre des plans aériens de toute beauté. Cette caméra qui se déplace symbolise aussi la prise de pouvoir du vivant sur la Nature, avec les conséquences premières que sont cette affirmation : la destruction de son environnement. Et là, Godfrey Reggio ne lésine pas et nous inflige la défiguration que l'Homme a fait subir à la Nature : explosions, excavations, destructions, constructions, l'Homme s'impose et court à la démonstration de puissance. Avec en point d'orgue, ce plan d'une explosion nucléaire, le pendant destructeur de l'apogée technologique humaine.
Ce cycle se répète pendant tout le reste du film. C'est juste après que commence la deuxième partie du film, cette fois non pas centrée sur l'Homme, mais bien sur les hommes, en leur qualité de société. On les voit inscrits dans leur nouvel environnement, fait de béton, d'acier, et de verre. Cet environnement, ils l’ont construit de toutes pièces, et il est devenu leur nouvelle nature. Il n’y a qu’à voir ces images de files ininterrompues de voitures pour comprendre que les hommes y sont comme dans une fourmilière. Inscrits, pour aussi dire piégés. Symbole de ce dévoiement, la caméra ne regarde pas le ciel, mais son reflet sur les parois des gratte-ciels. Ce que les hommes ont construits, ils s’emploient aussi à le détruire. Les longues minutes d'images de ruines et de quartiers en déréliction sont frappantes. Mais c'est une destruction créatrice, car l'Homme reconstruit de suite après plus haut, plus grand, plus moderne. Parfois, les deux se confondent, pour mieux signifier que la frontière entre le progrès pour la construction et le progrès pour la destruction est des plus ténues. C’est très perceptible lors de la fin du segment Cloudscape : les rangées de voitures laissent place à des rangées de tanks, les images de fusées deviennent des images de bombes, le civil et le militaire sont mélangés.
La plus belle partie du film arrive quand Reggio mêle sans aucune gêne le fourmillement quotidien des travailleurs avec leur vide ontologique. C’est une comparaison sévère que de voir s'enchaîner la frénésie en accéléré de la société avec l'égarement ralenti des individus. Ce regard personnel jeté sur les êtres vivants souligne à quel point nos vies semblent dénuées de direction, à quel point l'on se jette sans contrôle dans ce que la société veut qu'on soit. D'avis personnel, Koyaanisqatsi est la démonstration que les individus se sont détachés de la marche de l'Humanité. Ne voit-on pas l'Homme se brûler les ailes dans sa quête de grandeur - de manière très explicite avec l'explosion de la fusée -, alors que les petites gens luttent dans leur vie monotone ? Le progrès est allé trop vite, trop loin et a asservi les existences de chacun. Il y a un double dépassement. D’un côté, l’Homme est devenu plus grand que la Nature, mais il est aussi devenu plus grand que les individus. C'est un regard négatif, mais est-il possible d'en tirer une vision positive ? C’est évidemment possible : comment ne pas être ébahi devant la beauté de ce qu’a construit l’Homme ? Ces enchevêtrements d’autoroutes, ces gratte-ciels, ces paysages nocturnes, toute cette chorégraphie, tous ces rouages qui fonctionnent à la perfection. Il s’opère une harmonie artificielle fabuleuse, dont seule l’intelligence humaine s’est rendue capable. À la suite de l’équilibre naturel qui s’est constitué après des millions d’années, l’Homme a construit un nouvel équilibre en quelques années. Ce progrès a placé l’Homme à une puissance jamais atteinte, il est devenu capable de toutes les prouesses.
Il est naturellement impossible de commenter ce film sans évoquer son unicité technique. Il est l'alliance parfaite de l'image et du son et jamais un film n'a dit autant avec si peu. La musique minimaliste de Philip Glass est d'une justesse effrayante, surtout lors du passage traitant de la vie urbaine (The Grid). Comment ne pas associer de manière très évidente cette musique répétitive et lancinante - minimaliste - à la partition de nos quotidiens humains et notre standardisation ? On répète inlassablement les mêmes gestes, les mêmes trajets, les mêmes vies, jour après jour, nuit après nuit. Cette répétition est aussi associée avec notre société de production et de consommation de masse, tout est répété de manière quasiment infinie et l’unicité n’est plus qu’une illusion.
Film passif, Koyaanisqatsi est une œuvre dont on ne sort pas inchangé. Fusion merveilleuse de l’image et du son, il est un regard complexe sur l’Homme, qui laisse à une interprétation relativement libre et jamais univoque.