Que ceux qui ne sont guère familiers de son travail ne s’alarment pas : le film fournit tous les éléments nécessaires pour s’introduire à l’oeuvre de Kusama Yayoi. Que ceux qui la connaissent bien ne s’inquiètent pas non plus : grâce à une solide collection d’archives et de nombreux témoignages, ce long-métrage éclaire bien des facettes de sa vie et constitue de fait un document précieux, bien que quelquefois un peu trop orienté…


Le feutre à la main, traçant une galaxie de points avec patience et détermination, habillée d’une pimpante robe rose à pois et d’une perruque rouge à faire pâlir Sydney Bristow, Kusama Yayoi ne passe pas exactement inaperçue. A 90 ans, la Japonaise reste femme de toutes les audaces, créatives comme vestimentaires. Alors, quand après cette brève introduction à ce qu’elle est aujourd’hui, on la découvre sur ses photos d’enfant, apprêtée selon les convenances en vigueur, sage et droite entre des parents à l’expression austère, on imagine bien que cette jeune fille de bonne famille a eu quelques difficultés à échapper au carcan dans lequel elle est née. Ces quelques images suffisent ainsi, à elles seules, à résumer la trajectoire d’une artiste qui aura toujours dû lutter, à la seule force de son ambition, contre ce que la société attendait d’elle. C’est là, du moins, le point de vue défendu prioritairement par le documentaire, et à cet égard on peut se demander s’il ne met pas un peu trop régulièrement en exergue les difficultés que la plasticienne (et écrivaine, plus discrètement) a rencontrées pour enfin être perçue comme légitime.


Il n’est bien sûr pas question de mettre en doute la réalité de ces écueils, qui prennent notamment racine dans le racisme et la misogynie, et qui nous rappellent que ces préjugés qu’on voudrait dire « d’une autre époque » ne sont pas aussi révolus qu’on le souhaiterait. Toutefois, la trajectoire de Kusama, de l’impasse que furent ses débuts jusqu’à la reconnaissance qu’elle a acquise de nos jours, paraît un peu trop parfaite, et on se doute bien que quelques angles ont dû être arrondis pour parvenir à ce résultat. Par exemple, de son début de carrière au Japon, avant qu’elle ne s’envole pour les Etats-Unis, n’est mentionnée que sa première exposition à Matsumoto, dont il est simplement dit qu’elle « n’attira aucun visiteur »… tandis que sont étrangement passés sous silence l’accueil critique favorable qui lui fit fait ainsi que les quatre expositions solo qu’elle obtint à Tokyo suite à cela. Cette omission ne nous prive, en soi, d’aucun élément essentiel pour appréhender sa vie, mais est symptomatique d’une narration qui cherche un peu trop à la présenter comme une martyre… quitte à faire abstraction de ce qui ne va pas dans ce sens.


Pourtant, il est d’autant plus dommage que le documentaire cède à cette facilité que sa matière est belle et fournie. S’il est organisé de manière assez académique, en suivant une simple progression chronologique, il regorge en effet de ressources de qualité, tant pour ce qui est des archives que des entretiens réalisés au moment du tournage. Kusama s’avérant être aussi productive qu’expansive, on ne manque ainsi ni d’œuvres pour illustrer son évolution, ni de photos (ou vidéos) d’époque pour la représenter tout au long de son parcours – d’ailleurs, et cela ne gâche rien, son talent pour la mise en scène se vérifie dans les clichés sur lesquels elle apparaît. Quant aux interviews, elles donnent la parole à des intervenants variés, des amis de longue date aux psychanalystes en passant par des galeristes et d’autres artistes, permettant d’aborder sa vie sous des angles complémentaires. Ces outils permettent à Kusama : Infinity de prendre une approche didactique, à la différence, par exemple, du récent Never-ending Man : Hayao Miyazaki d’Arakawa Kaku, également sorti chez Eurozoom, qui se focalisait plutôt sur l’intime.


Pour autant, ce n’est pas parce que le documentaire prend plus de distance avec son sujet que l’on ne saisit pas, à travers lui, la personnalité entreprenante et déterminée de Kusama. On comprend ainsi sans mal que, pour compenser les préjugés à son égard, elle a dû – et su – faire preuve d’une créativité débordante, mais surtout d’une incroyable force de caractère… ce qui ne manqua sans doute pas de froisser quelques ego. Au-delà de ses coups d’éclat, le film aborde également des thèmes plus sensibles ayant traversé la vie de la peintre, comme la maladie mentale, les traumatismes d’enfance ou la peur de la sexualité, permettant de faire d’elle un portrait nuancé et de mieux mettre son œuvre en perspective. On dépasse ainsi largement l’exposé sur sa carrière pour nous attacher à sa personne, et nous apercevoir que les motifs répétitifs dont elle recouvre tableaux et sculptures ne vont pas sans les obsessions personnelles qu’elle tente d’exorciser. Voilà de quoi donner une autre saveur, un peu douce-amère, à ces océans de pois et ces filets infinis qui semblent pourtant si ludiques au premier coup d’œil.


On dit souvent que l’art est une arme : pour la plasticienne, ce fut certainement une machette, lui permettant tout à la fois de tenir en respect ses démons et de se frayer un chemin dans la jungle dense d’une société patriarcale. Kusama : Infinity apparaît ainsi comme un hommage mérité à sa persévérance et à sa force inspiratrice, bien que la narration colle parfois un peu trop au monomythe – mais qui n’est pas tenté de montrer ses héros sous leur meilleur jour ?


[Rédigé pour EastAsia.fr]

Shania_Wolf
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le 22 sept. 2019

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Lila Gaius

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