L'Amour fou
7.6
L'Amour fou

Film de Jacques Rivette (1969)

Filmer le théâtre, ce serait un peu comme photographier la peinture. L'autre art est trop fort, trop vieux, ses codes trop fermement posés pour qu'il ne l'emporte pas sur le premier. Un film risque très vite de se laisser dévorer par la théâtralité. Et pourtant dans L'amour fou il y a du théâtre, mais pas de théâtralité (il y en a beaucoup plus dans La Salamandre par exemple, alors qu'Alain Tanner se tient loin de ce qui pourrait y ressembler).
Rivette est au plus près du théâtre (comme on pourrait dire : au bord du gouffre, en équilibre sur la pointe des pieds). Il filme les répétitions d'Andromaque de Racine par quelques comédiens. Parmi eux, il y a une petite équipe de cinéma ou de télévision venue filmer les répétitions. C'est une mise en abime, mais c'est surtout une mise à distance : Rivette peut ainsi ne pas filmer frontalement les comédiens, il peut le faire par le truchement de l'équipe de tournage, il peut filmer les techniciens qui filment les comédiens, etc... Rivette est un cinéaste qui cherche des biais, des détours (c'est le plus "tordu" des cinéastes de la nouvelle vague) - mais surtout d'autres rapports, d'autres agencements. Cette gêne (ce dégoût de la frontalité) s'exprime assez tôt par le fait que les comédiens répétant Racine disent être empêchés par les caméras, et l'équipe de tournage elle-même doutant de vouloir continuer à tourner, étant donné les troubles qu'elle semble causer. Quelque chose entre cinéma et théâtre ne veut pas se lier - et c'est précisément ça que Rivette commence par filmer, ce refus, cet impossible, cette équivoque mal fichue (ça se ressemble mais ça n'est pas du tout pareil). Il ne s'agit pas pour le cinéaste d'exposer seulement son rapport ambigü au théâtre (l'art qui met en danger le cinéma), il lui faut aussi mettre en scène toute la complexité de son rapport au cinéma (sinon, ce serait seulement un art contre un autre : sans intérêt - Rivette cherche des combinaisons, pas des matchs) : ainsi la caméra, dès les premières minutes de L'Amour fou, empêche-t-elle le théâtre de se faire et la vie d'advenir. Parce que le théâtre, chez Rivette, c'est la vie - c'est la chose qu'on va faire chaque jour (et plus c'est quotidien, au cinéma, plus c'est sacré). En fait, filmer des gens qui font du théâtre est de l'ordre de la profanation.
Il y a un double mouvement dans le film (c'est ce qui le tend si bien), puisque l'obsession du metteur en scène, en montant Andromaque, c'est de parvenir à montrer des êtres humains qui se parlent, malgré les alexandrins, leur musique. Or c'est la chose la plus difficile au théâtre. Chaque art, chaque communauté a sa définition du sacré. Rivette n'oppose pas ces valeurs mais les conjugue, les rapproche tant bien que mal les unes des autres, pour voir ce que ça crée, de rejets, d'attractions, de neuf...
Le théâtre n'est pas seulement un symbole posé au milieu du film (un symbole ou un sphinx), c'est aussi et surtout ce que font les personnages. Leur travail quotidien est de tenter d'être autres qu'eux-mêmes, sans se perdre. Ils passent leurs journées à essayer de comprendre un texte qui parle de leur vie mais ils ne veulent pas comprendre leur vie, sinon ils ne pourraient plus s'occuper du texte.

Dès le début du film, Claire, l'une des comédiennes (interprétée par Bulle Ogier), mariée au metteur en scène, quitte les répétitions. Elle refuse plus qu'un rôle (en l'occurence celui d'Hermione dans la pièce de Racine) : elle refuse surtout le rôle que l'homme qu'elle aime veut lui faire jouer. Se défaisant de cette fonction, elle laisse une autre femme la remplacer, et devient une femme qui, comme Hermione dans Andromaque, brûle de jalousie. Délestée de la charge d'interpréter le personnage, elle le devient naturellement. C'est que Claire ne veut pas jouer, mais mettre en scène, indirectement, la pièce de Racine. En offrant à son mari sa démission et la permission de la remplacer, elle organise, provoque, suscite son infidélité. La fureur d'Hermione va jusque là : elle fournit elle-même les preuves de n'être pas assez aimée.
L'épisode du chien confine au délire jaloux. Sébastien, le metteur en scène, revient avec un 45 tours qu'il a acheté parce que le chien sur la pochette lui faisait penser à Claire. Claire ne se vexe pas, au contraire elle approuve la ressemblance, mais le lendemain elle court au chenil pour acheter un chien en tout point semblable à celui figurant sur le disque. Ce faisant, elle signifie qu'elle ne jouera aucun des rôles qu'on entend lui attribuer. Elle est, et reste, l'incomparable, l'unique - pour se différencier, il lui faut se multiplier.

Le montage du film est une combinatoire très subtile, toujours inspirée, entre les scènes où Claire s'affaire dans l'appartement ou en ville, et celle où la troupe prépare la pièce sur le plateau blanc du théâtre. Une combinatoire qui se passe d'explication (il n'y a pas de rapport immédiat entre les scènes répétées et ce que vit Claire - Racine n'est pas là pour expliquer Claire : c'est même plutôt Claire qui de loin donne à la pièce de Racine le sens (le sang) que les comédiens ne cessent de perdre) et qui joue de différents pôles. Esthétiquement, le plateau blanc (sur lequel sont projetés tous les fantasmes, du metteur en scène, des comédiens, de Claire aussi qui se figure ce qui s'y passe, appelant de temps en temps pour savoir quelle scène est en train d'être mise à l'épreuve) a une force indéniable, on croit qu'il s'agit du coeur du film, de son centre - mais le montage ne cesse de donner aux abords, aux parages (c'est-à-dire à l'appartement de Claire et Sébastien, à la rue, au café, au petit hôtel où Bulle Ogier retrouve son vieil amant triste), une importance fondamentale, une puissance d'envoûtement du centre par la périphérie. Claire semble agir en magicienne : on la voit enregistrer sa voix sur une bande magnétique, s'affairer dans les rues, tenter de ravir un chien à son propriétaire, embarquer dans des taxis vers des destinations que nous ignorons, jouer du téléphone comme d'un instrument oraculaire, rendre visite à sa rivale et lui opposer son silence - agir pour décevoir, inquiéter, propager depuis la marge vers le centre sa fureur racinienne.
Dans la dernière partie du film, Claire annonce à Sébastien qu'elle va partir "au moins quelques jours". Celui-ci, en crise, se met à déchirer tous ses vêtements. Les vêtements de Sébastien s'avèrent semblables à des costumes, sous lesquels Sébastien cherche le personnage que Claire l'a forcé à interpréter (l'amoureux infidèle, manquant à sa passion).
Et après la question des costumes, vient celle des décors : Claire et Sébastien, soudain réconciliés, saccagent leur appartement, arrachent les tapisseries auxquelles notre oeil s'était habitué pendant les trois premières heures du film. Si le décor tombe, le vrai monde (celui des passions) peut-il apparaître ? L'éden a été falsifié par la conjugalité, le temps, les petites trahisons - qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Si on se mettait vraiment nu face à l'autre, est-ce qu'on trouverait encore un corps, ou bien seulement un amoncellement de costumes sous lesquels il n'y a rien ? Le film est parvenu peu à peu à renverser les rôles, à déplacer Racine dans la chambre à coucher, à montrer que celle qui travaille le mieux est celle qui ne veut plus travailler, à faire glisser le pouvoir dans tous les sens, à tout abattre. A la fin, Sébastien se regarde dans un miroir - au plan suivant, un train file sur un paysage plat. Le film de Rivette construit ce genre d'associations, qui toujours surprennent.

Multipla_Zürn
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le 5 août 2023

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