Pour son septième film en solo, Akira Kurosawa change de registre. Particulièrement sombre, cette fable faussement nihiliste nous plonge dans l'enfer de l'alcool à travers une histoire d'amitié tendue et improbable entre un médecin alcoolique et un yakusa tuberculeux. Un récit hautement original où le mal attire inéluctablement le bien, où la boisson rapproche deux êtres que tout oppose, l'un étant un faux dur humaniste ayant "besoin de malades pour vivre", l'autre un dur au cœur embrumé. Et c'est sur tous ces paradoxes, ces nuances, ces jeux d'ombres et de lumières que Kurosawa va délivrer un long-métrage abouti, mélancolique et déchirant.
Retrouvant comme d'habitude son fidèle partenaire Takashi Shimura (néanmoins absent d'Un Merveilleux dimanche), le réalisateur va également signer ici sa première collaboration avec son futur (autre) acteur fétiche, le propulsant au rang de star, l'angélique Toshirō Mifune, qu'il a découvert sur La Montagne d'Argent, film dont il a signé le scénario et participé au montage. Belle gueule, regard fou, attitude décomplexée et classe inouïe "à l'américaine", Mifune est l'archétype du personnage fantasmé par Kurosawa, qui va le mettre en scène de manière éclatante, le présentant comme un gangster torturé, à tort solitaire et finalement très attachant en dépit de son caractère têtu et de ses manières rustres.
Retrouvant lui aussi Shimura un an après La Montagne d'Argent, dans des rôles par ailleurs similaires, Mifune crève l'écran tandis que son compère continue de proposer une prestation bouleversante, campant un personnage caustique mais aussi dramatique et sérieux, un alter ego colérique mais bienfaiteur, un pauvre homme noyé dans l'alcool qui va pousser un dangereux inconnu à en sortir et à quitter par la même occasion sa vie de mafieux pleine d'excès et de traîtrises. Kurosawa plonge son film dans une atmosphère désespérée, proche parfois du film noir, mais comme d'ordinaire gorgée de répliques intelligentes, de réflexions humanistes et d'humour bien dosé autour d'une mise en scène plus affirmée, plus solennelle et paradoxalement plus personnelle.
Empruntant une fois encore beaucoup au cinéma américain, le réalisateur va présenter une peinture désenchantée de la vie japonaise pendant l'occupation américaine, une vie "américanisée" donc avec des costumes occidentaux, qui danse sur du blues et boit du whisky dans les tripots d'une ville polluée portant encore les stigmates de la guerre. Il dépeint également l'existence mêlant excès en tous genres et loyauté des yakusas, chose à l'époque particulièrement rare à l'écran, disséquant leur code de l'honneur en mettant à nu ce gangster au préalable fringant comme un dieu sombrant dans un état cadavérique (la prestation de Mifune est probablement l'une de ses plus impressionnantes).
Se renouvelant sans cesse, usant d'ingéniosité de mise en scène et d'audaces quasi-révolutionnaires, Akira Kurosawa prend avec L'Ange Ivre un nouvel envol, poussant par la même occasion Toshirō Mifune hors du nid pour concrètement présenter au monde l'un des plus brillants acteurs japonais. Un premier vrai chef-d'œuvre pour l'un des réalisateurs les plus talentueux et les plus perfectionnistes du siècle dernier.