L'Ange Ivre ramène aux débuts de Kurosawa, avant les opus identifiés par tous les cinéphiles et systématiquement catalogués 'chefs-d’œuvre' (Rashomon, Les Sept Samouraïs). Il s'en rapproche toutefois, puisque c'est son premier film 'typique', où démarre la collaboration avec Toshiro Mifune. De plus, cet opus apporte à Kurosawa son premier grand succès critique sur le territoire national, deux ans avant les louanges à l'international, à partir de Rashomon en 1950. Il suit la tentative d'un médecin alcoolique de sauver un jeune gangster atteint de tuberculose.


C'est le huitième opus signé Kurosawa et le premier où il se sent libre ; pas parce qu'il parviendrait à amadouer la censure (il doit toujours composer – le scénario subit des correctifs), mais plutôt car celle imposée sous l'occupation américaine (1945-1952) ne l'entrave pas. Elle vise à l'établissement d'un modèle démocratique, à la diffusion de valeurs libérales et réprime le militarisme (autrement dit, du 'nation building') ; presque du sur-mesure pour Kurosawa, pacifiste par conviction lui, souvent progressiste dans ses partis-pris. Et parfaitement humaniste, jusqu'au tournant (dont les germes sont déjà dans sa relecture de Gorki, Donzoko) de Yojimbo/Sanjuro où il donnera un nouvel élan au film de sabre.


Avant que ce projet ne se transforme en sa première œuvre « personnelle », Kurosawa voulait sonder l'âme des yakuzas, les mafieux japonais. Cet aspect joue finalement au second plan et son intérêt est symbolique. La décennie suivante (années 1960) allait connaître le triomphe des yakuza eiga, centrés sur la vie courante et les relations entre les membres de ces clans ; L'Ange Ivre fait peut-être partie des ancêtres du phénomène, mais est plus proche du 'film noir' (courant contemporain, très anglo-saxon) à la japonaise. Le jeune voyou interprété par Mifune est l'allégorie d'un Japon sans repères au sortir de la guerre. Il est absorbé par ses vieux démons, pourtant obsolètes et parfois rachitiques : en effet ses employeurs gardent la main grâce à la misère et à la confusion d'après-guerre, mais leur ascendant semble celui d'astres morts, sauf conversion incertaine (elle aura lieu, décevant les espoirs formulés dans ce film).


Mais si cette supériorité 'morale' voire 'existentielle' n'est plus valable pour les deux personnages principaux (le docteur la combat, le patient la délaisse), elle reste vivace chez de nombreux sujets, comme l'assistante du docteur (toujours prête au fond à se jeter dans la gueule du loup – c'est-à-dire à se vautrer devant son ancien bourreau et amant). De plus cette tombée en désuétude des superstitions et de la féodalité n'est pas tant gage de libération dans des circonstances frôlant la désolation ; les lumières occidentales, les divertissements et les promesses de vie facile agissent comme des consolations ou de doux leurres. Matsunaga/Mifune est justement l'otage consentant de ce nouveau modèle envoûtant mais peu charitable ; dans son cas c'est plutôt une façon d'embellir son entreprise d'auto-destruction (il patine lors des scènes de danse, jusqu'à s'effondrer – après avoir fait illusion sur la piste, dans le passé hors-champ).


Le cancer du poumon et la proximité avec la mafia sont corrélés : le mode de vie et les fréquentations de Matsunaga/Mifune reflètent ces déchirements nationaux ; Sanada/Shimura en est le phare, usé mais tenace. Plus prosaïquement, Yoidore tenshi est aussi une représentation pertinente de l'alcoolisme et des compulsions morbides en général, présentes chez les deux principaux protagonistes. Il montre, via Matsunaga, la compétition entre la volonté de refaire surface et les pulsions auto-destructrices, les sursauts patauds et les lamentations blasés ; ironiquement, Sanada doit sa résistance à tout ce qui fait son aigreur. Il a ignoré les appels du vide, persiste, mais n'a pas une vie plus gratifiante ; la frustration fermente, les mauvais comportements des autres et de sa propre impuissance (comme réformateur et comme professionnel – carrière 'médiocre' à ses yeux) alimentent son dégoût.


Cette rage même moisie le maintient pourtant en vie et lui donne du courage face à ses agresseurs et aux menaces de la vie ; et il faut bien de la colère ou du déni (ou obstination malgré la médiocrité de l'état des lieux – ce qui revient en même) pour un courage authentique (même si son imitation, d'essence mentale, peut sembler plus méritoire). Sanada, obscur notable alcoolique, est le plus proche de l’héroïsme : loyal envers l'alcoolique, progressiste (partisan de l'égalité hommes/femmes), idéaliste en dépit de ces heures sombres et doué de paternalisme malgré tout (qu'il exerce notamment en protégeant son assistante). Matsunaga le patient infect est plutôt l'équivalent d'un 'bad boy'. Son issue rappelle celle de Tony dans Scarface (1932, signé Hawks) : la scène de confrontation armée, à la fin, renvoie au meilleur des films de gangsters américains des années 1930.


Sur un plan plus 'people', on notera la correspondance entre la vie de Mifune et celle de son personnage. Acteur novice, il était encore un paumé intégral, isolé dans le Tokyo d'après-guerre, lorsqu'il passa son premier casting en 1946, sur un malentendu. Avant L'ange ivre, il n'était encore apparu que dans La montagne d'argent (1947, de Taniguichi) ; il jouera dans 16 films à venir de Kurosawa, toujours dans le rôle principal et devient rapidement l'acteur japonais le plus connu. Son charisme en fait d'ailleurs le pilier inattendu de L'ange ivre, fonction initialement dévolue à Takashi Shimura qui interprète le docteur. Son jeu plus intérieur a pu le faire sous-estimer ; il compte pourtant parmi les acteurs les plus prolifiques du cinéma japonais. Fidèle de Kurosawa, il a participé à son premier film (La légende du grand judo) et l'accompagne jusqu'en 1965 (avec des retrouvailles juste avant sa mort via Kagemusha en 1980 – l'opus produit par George Lucas, redevable envers Kurosawa pour son influence, notamment via La forteresse cachée). Shimura aura le rôle principal dans Vivre (où il joue un fonctionnaire accablé par sa vie absurde et son entourage ingrat), un des rares films d'avant Barberousse où Mifune n'est pas à cette place.


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le 13 mars 2016

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