L'individualité en lutte contre la société et ses conséquences sur le corps est l’obsession auteuriste de Masumura. Que ce soit l'opinion publique pas à jour avec le modernisme de l'héroïne, ou à l'inverse la friction avec un capitalisme forcené trop rapide et violent pour l'être humain.


Et quoi de mieux que la guerre pour traiter de l’individu et du corps ? En 1965, Le Soldat yakuza débutait la vision de Masumura sur l’armée comme violence interne avec le masochisme de Shintarō Katsu, recevant impassible coups et brimades non pas de l’ennemi mais de ses camarades de tout grade. Puis La Femme de Seisaku et sa mutilation désespérée face à la mobilisation. L’année suivante, il continue avec L’École militaire de Nakano, perte d’identité dans les services d’espionnages. L’Ange rouge prend en toile de fond le démembrement jusqu’à leur disparition des corps arrachés par l’état aux individus mais s’intéresse surtout au corps médical souvent représenté comme dévoué à sauver des vies, ou au moins à soulager les souffrances des blessés. Une exaltation de la beauté sacrificielle un peu trop rapidement associé à l’humanisme.
Masumura estime le cinéma japonais pourri par le sens de sacrifice et du devoir qu'il associe à un écrasement de l’individu sous la semelle de la dictature. Évidemment, avec cette vision, l’angélisme classique autour des soignants est rapidement détourné pour mettre en avant la soumission des médecins et infirmières et l'échec de cette posture.


Encore une fois, les combats restent hors-champ pour mettre en avant la violence interne de l’armée. Quelques photos sur un mixage sonore d'explosions et de coups de feu forment au générique un cadre qui n'apparaitra pas directement à l'écran. À l'opposé des grands champs de bataille à l'air libre, les décors sont ici de sombres intérieurs. Les infirmières arrivent en rang comme des guerrières en mai 1939, à six ans de la défaite du Japon. Pourtant le pays, dont les soldats démoralisés gisent aux milieux de cadavres entassés, n'est déjà plus en position de gagner.


Comme dans ses meilleurs films, l'Homme aliéné se réfugie dans la sexualité. Des soldats libidineux violent la jeune infirmière la nuit de son arrivée. Nishi est le parfait exemple d'écrasement. Maladivement soucieuse de l’opinion des autres, lorsqu’elle retrouve son violeur mortellement blessé, elle va jusqu'à se vendre pour tenter de le soigner en dépit du bon sens. Non pas par bonté d’âme mais par peur de l'opinion d’un homme pourtant quasiment mort “Je ne voulais pas qu’il pense que c’était ma vengeance”.


Nishi comprend peu à peu cet abandon dans le sexe après sa rencontre avec le médecin en charge des opérations au front. Ce dernier apathique shooté à la morphine et impuissant suit indifférent les jours et les nuits d’horreur en laissant l’infirmière prendre en main les symboles phalliques : grosses bouteilles et petites seringues. Nishi tente de le réveiller par la sensualité comme elle assouvit les besoins sexuels de ses patients. Mais cette forme de soin est une nouvelle soumission.


La porte de sortie désespérée qu'est l’amour ne mène qu’à la mort. À la sensualité répond l’horreur installant discrètement une mécanique fatale. Quand Nishi dénude une partie de son corps, la scène suivante montre ces mêmes parties douloureusement sectionnées aux soldats. Jambes, bras et pour finir l'abdomen vital. En assistant le chirurgien dans ses amputations, elle maintient le blessé comme les soldats l’entravaient lors de son agression. Chaque scène dans un lit raccorde avec la mort, d’abord le four crématoire comme un mauvais rêve empêchant le repos, puis un suicide, le troisième réveil scelle le destin menant sur la zone de combat et le quatrième résonne avec une explosion. Les prostituées offertes aux soldats transmettent plus de maladies que de plaisir et les scènes d'amour font écho aux meurtrissures de la guerre.


Pas d’échappatoire, indifférence de la mort et de l’amour, les corps n’appartiennent plus à l’individu : celui des soldats, démembrés par l’autorité, celui des femmes, au mieux achetés dans des baraquements de réconfort, au pire pris de force. Et si un maigre espoir apparaît dans une belle scène où la douce Nishi enfile le costume de l’officier après l’avoir guéri de son impuissance, l’infirmière n’ose pas le garder pour sortir de son rôle. Wakao au maquillage suranné excessivement blanc, ressemble bien aux Antigone spectrales des précédents films du duo réalisateur-actrice – son Polynice fini d’ailleurs corps nu exposé au soleil, sa virilité à nouveau brisée avec son sabre. Mais cette fois-ci ce n’est plus le visage blanc lumineux d’une volonté implacable en lutte. C'est celui d'une frêle figure diaphane, effacée derrière le sacrifice inutile, qui acquiesce à tout les yeux baissés. Et sa passion n’est qu’un nouveau repli autistique, elle sort le médecin de sa torpeur seulement pour s’enfermer avec lui dans la cage qu’est la moustiquaire du lit.
Si les films d’affirmation de soi et de révolte de Masumura ont souvent été douloureux, Nishi et sa soumission aux désirs, les siens comme celui des autres, ne mène qu’à l’autodestruction, au même éclatement des corps que la guerre, et à s'entre-dévorer dans le vampirisme (la morsure de l'affiche).


Ironiquement, c’est l’interprète de ce rôle effacé qui s’est rebellée. En interview, Masumura et Wakao expriment plusieurs fois leurs divergences sur ce film sans s’étaler. Le cinéaste parle de “caprices de star” et l'actrice affirme avoir “opposé plus de résistance” au réalisateur. Celle qui déclare préférer une interprétation en retenue est souvent poussée par Masumura vers un jeu intense. Il est possible que ce soit à ce sujet qu’ils se soient affrontés et qu’au vu du résultat, Wakao ai “gagné” comme elle le prétend. Pure hypothèse, peut-être que les bonus du Blu-Ray anglais apporteront des précisions sur ces déclarations. En tout cas l'actrice a un jeu très rentré, plus qu’à l’accoutumé et ne nous sert pas une éruption de désir refoulé aussi forte que dans les précédentes collaborations du duo et ses Antigone japonaises défiant la loi humaine.
Comme son nom apparaissant au générique sur l’image d’une pile de crânes le prophétise, c'est le dernier grand film de son auteur – peut-être même de l'exsangue Daiei – qui devra par la suite se contenter de budgets réduits. Avec comme léger rebond l’imparfait La Bête aveugle poussant encore plus loin cette logique d'abandon de soi jusqu'au démembrement dans une passion isolée du monde.


Version illustrée https://youtu.be/F3yDnJc52lI

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le 6 mai 2020

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Homdepaille

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