L’Anglaise et le Duc est une œuvre de recherche et d’expérimentation qui se saisit des révolutions numériques liées, entre autres, aux fonds verts pour représenter la Révolution française non comme elle était mais comme la peinture nous en a transmis l’image. Aussi le recours aux effets spéciaux ne vise-t-il par la disparition de l’artifice par le parfait entrelacs du corps et du décor, mais au contraire à faire ressentir un Paris et ses étendus tels qu’ils pouvaient être perçus à l’époque. La notion essentielle est ici celle de représentation, soit le redoublement d’une réalité insaisissable par une autre, fruit d’une reconstruction par l’œil et le pinceau de l’artiste-peintre. Les personnages, comme le spectateur, vibrent dans cette vaste caisse de résonance qu’est l’Histoire ; et L’Anglaise et le Duc se préoccupe sans cesse de ce que les révolutionnaires – ou leurs victimes – pouvaient voir, sentir, toucher, comment ils s’habillaient et parlaient.
C’est dire qu’exhiber l’artifice revient à le dépasser pour atteindre ce je ne sais quoi de véritable, une authenticité tirée du faux qui constitue la quête toujours rejouée du cinéaste. Et outre le portrait croisé de deux amis et anciens amants destinés à se perdre, Éric Rohmer brosse un autre portrait, celui de forces opposées qui s’affrontent. Il y a bien le peuple contre l’aristocratie, les peintures contre la reconstitution des intérieurs en studios ; il y a surtout l’affirmation d’une force de femme dans un monde d’hommes et de bourreaux, le masculin se caractérisant par ses manigances et sa soumission, constamment « esclave d’une faction ». Comme le reconnaît d’entrée de jeu Grace Elliott, « nous vivons dans un monde de calomniateurs ». Ou comment tirer de la duplicité des uns l’unicité de l’autre, et extraire du faux l’authentique. Une œuvre immense qui impressionne par sa densité et l’intelligence de sa forme.