C'est une œuvre aussi généreuse que cruelle, que le cinéaste Bertand Bonello nous offre à travers ce film intimiste ; tout en sécrétant un indéniable plaisir par les costumes et le décor ; ne cédant en rien sur le terrain de la surprise. De son film émane une poésie toxique, qui touche les spectateurs qui se laissent volontiers emporter dans un cadre aux contours flous. Un travail d'orfèvre sur l'ambiance, en particulier sur les sons, qui donne l'impression d'assister à un rêve éveillé ; sensation renforcée par l'intrusion d'éléments oniriques, hautement symboliques. Le jeu des actrices est formidable et d'une très belle sensibilité.
L’Apollonide frappe d’abord par la pure et simple beauté de sa mise en scène. La plupart de ses plans sont de délicats tableaux où des figures voluptueuses se détachent, lumineuses, sur une toile obscur. Son atmosphère ouatée, tapissée de douces conversations souvent tenues hors champ, distille le spleen. Les mouvements des corps et de la caméra dégagent une tension et saisissent de belles visions venant émoustiller cet envoûtant ballet (les larmes blanches scintillates et douloureuses de la Femme qui rit..). Ce qui est fascinant dans ce film, c'est la rencontre entre la folle liberté du montage – navigant dans le temps et l’espace, la réalité et le cauchemar – et la fermeté du regard si singulier de Bonello – un regard froid en surface mais ardent et habité, sans a priori, sans jugement.
La galerie de personnages présent tout au long de l'intrigue– prostituées ou clients, qu’ils révèlent derrière leur masque faiblesses ou grandeur, mesquinerie ou générosité, perversions ou douleurs – entraîne une variété de tons, une complexité des rapports humains et une densité des affects, et profondément émouvantes.
Le sexe joue un rôle périphérique. La consommation n'est que l'accomplissement d'une danse macabre, prémisse d'une petite mort et signe d'espoirs insatisfaits. L'Apollonide aurait pu être très grand s'il ne s'encombrait pas d'une musique anachronique (Nights in White Satin de Moody Blues, tube pop des années 60) et peu originale (KV 488 de Mozart) : c'est peut être le seul bémol que je peux retenir même si j'adore ces deux musiques ; avec aussi un manque de scénario linéaire. Mais cela ne gâche en rien le reste qui est tout simplement magnifique !
Toujours lumineuses, ces demoiselles, pourtant prisonnières des alcôves luxueuses de ces maisons de plaisir, semblent plus libres que jamais. Jamais dupes car toujours à l’écoute de leurs sentiments, elles théâtralisent les fantasmes de leurs clients avec esprit, fétichisme et sensualité.
Aujourd'hui, les maisons closes ont fermé, remplacées par le trottoir, les hôtels : les femmes sont sorties de leur prison, ont rejoint l’air libre, mais les putes sont toujours là. Bien ou mal, là n’est pas la question : le bordel ou le boulevard reflètent la société. « J’aime profondément les putains », dit le peintre qui trouve dans la maison close : " c'est un havre de paix". Aime-t-il leur complète soumission aux désirs de celui qui paie, ou la paradoxale part de liberté chez ces femmes recluses qui n’appartiennent à aucun mari – bien que la plupart d’entre elles rêvent d’en trouver un qui rachète leurs dettes ?
Le bordel, où le rituel se donne à voir et la parole se délie, offre une échappatoire à l’hypocrite comédie du monde fondée sur le mariage, tout en en révélant la nature profonde : la prostitution est un des paradigmes de l’ordre social. L’effacement des frontières entre le privé et le public, la destitution apparente de la valeur mariage ne change pas aujourd’hui. Les formes ont changé, mais le fond persiste.
Alors que le sujet des réouvertures des maisons closes reste d’actualité, le long métrage pointe du doigt l’hypocrisie d’une société puritaine qui, sous couvert de la protection d’une certaine dignité, a poussé les femmes à exercer leur métier dans l’illégalité sur les trottoirs sordides de la capitale. Aller vers une réhabilitation de l'un des plus vieux métiers du monde ? On en est loin, mais "L’Apollonide, souvenirs de la maison close" a le mérite de fournir des éléments de réflexion.
Et c'est de cette douce page sensuelle que je ferme le livre de ce beau rêve éveillé.
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